mardi 21 mai 2013

La révolution des technologies de l'information à la lumière de la Genèse


avec Serge LAMOUR 
 
Ce texte est une version plus détaillée d’une série de deux articles publiés dans le journal Réforme.
 


La grande révolution scientifique, technique et culturelle du 21ème siècle n’est probablement pas venue là où beaucoup l’attendaient, c’est-à-dire sur un plan purement matériel. Elle est apparue sous une forme à la fois très présente et peu palpable : les technologies de l’information.
Le changement n’en est pourtant que plus grand, même s’il est moins perceptible et plus difficile à appréhender, caché sous le voile d’une technologie parfois invisible, de concepts et d’une terminologie indéchiffrable pour le commun des mortels. Que dire en effet de ce fruit de la science qui nous promet aujourd’hui d’abolir l’espace, le temps et la connaissance ?

Cet ensemble de technologies, devenu très rapidement un indispensable de notre vie, peut aussi nous donner le vertige si nous osons nous arrêter un instant. C’est ce que nous voulons faire, ici et maintenant, en exposant ces dernières créations de l’homme à la lumière de nos vieilles sagesses, et notamment celles contenues dans le livre de la Genèse. Ce premier texte de la Bible et de la Torah, fondamental pour les trois religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam) porterait-il en son sein des éléments d’analyse, de réponse ou même des indications sur une voie à suivre ?
Il semble en tous cas qu’il nous transmette des analogies troublantes, en cette époque de transition difficile.


Quand la technologie se pare des attributs divins

Dans les différentes traditions spirituelles, religieuses ou philosophiques, les attributs du Divin sont en général les suivants : l’omniniscience, l’omnipotence, l’omniprésence et l’éternité (abolition du temps). On rajoute souvent à cela, l’amour gratuit (l’amour inconditionnel « agape » de la culture chrétienne), qu’il soit dirigé vers Dieu, vers soi-même ou vers l’autre. Cet amour qui permet de nous relier, a d’ailleurs été à l’origine même du terme « religion » dont l’étymologie prend sa source dans le terme latin « religare » (se relier).

Ces attributs, les technologies de l’information d’aujourd’hui, en particulier avec les dernières évolutions vers l’Internet mobile et le « cloudcomputing », sur lesquelles nous reviendrons plus loin, donnent l’impression de vouloir se les approprier et paraissent même déjà tendre vers eux comme une limite convoitée. Les promesses qui nous sont faites sont en effet d’abolir le temps et l’espace en ayant un accès illimité et apparemment gratuit à toutes les connaissances, le tout porté par une puissance (de calcul, de stockage, de recherche) devenant apparemment sans limite. Une personne équipée d’un smartphone n’a-t-elle pas en effet l’impression d’avoir accès, en tout temps, en tout lieu, à presque toutes les connaissances de l’humanité, par le biais du moteur de recherche « google » par exemple ? N’est-il pas aujourd’hui possible de se connecter, de se relier à toute personne disposant d’une connexion au réseau ? Les capacités de calcul et de stockage offertes ne semblent-elles pas illimitées, à l’échelle d’un être humain ?

Ce qui aurait pu paraître impensable il y a seulement 20 ans est aujourd’hui réalité.
L’homme (image de Dieu), ainsi complété de ses nouveaux attributs technologiques qu’il a lui-même créés, parait vouloir se faire Dieu, renverser l’ordre établi dans le premier chapitre de la Genèse :
« 
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa. » (Genèse 1 :27)

Mais derrière cette image que nous donne la technologie, derrière cette illusion de liberté et de pouvoir infini ainsi donné à l’homme de cette fin d’époque, se cache également un risque pour cette même liberté et pour la vie. Ce danger, nous le détaillerons plus loin.

Mais avant cela, continuons notre ascension jusqu’à avoir le vertige, au dessus des nuages…

Encore plus haut, toujours plus haut : la tour qui touchait les nuages

Dans le chapitre 11 du livre de la Genèse, on peut trouver l’histoire bien connue de la Tour de Babel dans laquelle une humanité se servant « de même langue et des mêmes mots » décide de construire « une ville et une tour dont le sommet touche le ciel ». En voici un extrait :

« Allons ! Dirent ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. »
Le SEIGNEUR descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam.
« Eh, dit le SEIGNEUR, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible !
Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! »
De là, le SEIGNEUR les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.
Aussi lui donna–t–on le nom de Babel car c’est là que le SEIGNEUR brouilla la langue de toute la terre, et c’est de là que le SEIGNEUR dispersa les hommes sur toute la surface de la terre.
 »

Si ces symboles trouvent une réalité dans les tours de la finance qui contrôlent aujourd’hui le monde avec leur langue unique (l’anglais international), leur système de valeur unique et leur moyen devenu objectif unique : l’argent, ils en trouvent également une avec Internet et ses évolutions récentes.

Sur Internet, une seule famille de langages (protocoles en informatique) permettant à tous les ordinateurs du monde de dialoguer entre eux, le plus connu étant le protocole IP (« Internet Protocol »). Initialement, ces « langages » étaient tournés vers un équilibre donnant la possibilité à chacun d’être acteur et récepteur, client et serveur dans un vocabulaire informatique, chacun pouvant héberger ou recevoir des informations. Sur un plan spirituel, on dirait actif/contemplatif, masculin/féminin (Genèse 1 :27) ou yang/yin suivant sa culture d’origine.

Mais ce paradigme initial qui a fait les débuts de l’Internet est en train de se renverser pour faire place à un système dominé par quelques géants, préfigurant un retour vers un système centralisé tel que l’était le Minitel en son temps. La différence étant que le centre ou plutôt les centres appartiennent aujourd’hui à des multinationales et pas à des états. La conséquence en est que ces dernières se font de plus en plus dominatrices derrière une apparence qui en est l’opposée.

Ce renversement de paradigme, c’est le virage récent vers le « cloud computing », dont la terminologie même est intéressante puisque l’expression signifie littéralement l’informatique dans le nuage. Avec le « cloud computing », au lieu d’avoir nos photos, nos courriels, nos logiciels, les documents de notre entreprise ou de notre administration sur des ordinateurs situés chez nous, chez la société ou l’administration pour laquelle nous travaillons, ils seront dans le nuage, sur Internet. Il s’agit par exemple du stockage en ligne et des applications en ligne (Google Apps, coffres forts électronique, applications métiers en ligne, webmails, etc.).
Il est d’ailleurs intéressant de noter que certaines de ces applications permettent d’effectuer de la traduction en ligne (des pages internet notamment), abolissant ainsi les langues à un autre niveau : c’est par exemple le cas de « Google translate » ou « Yahoo Babel fish ». Pour ce dernier, on peut remarquer la triple référence biblique : « Yahoo » qui est plus tard devenu « Yahve » (Dieu) et évidemment la Tour de Babel et le poisson.

Mais ce nuage, qui est en train d’aspirer les informations, les connaissances, les capacités de calcul (l’intelligence ?) de ce monde, qu’est-il concrètement ?

Sur un plan purement physique, ce sont des centres de données (« datacenters ») qui sont d’immenses salles surprotégées et climatisées contenant chacune des centaines ou des milliers de serveurs informatiques (gros ordinateurs) appartenant en général à des multinationales américaines comme Amazon, Google, Facebook, Microsoft ou à leurs sous-traitants. Les données qui étaient, au début d’Internet, éparpillées sur les millions d’ordinateurs d’organisations ou de personnes comme vous et moi, sont donc en train d’être centralisées dans ces gros centres de données. La connaissance et « l’intelligence » du réseau Internet passe ainsi d’un mode réparti à un mode multi-centralisé. On peut au passage remarquer que, bien que cela soit peu perceptible, l’utilisation de ces services a un coût matériel, énergétique et donc écologique important.

Pour l’aspect financier, ces services sont payés « à la consommation » directement en argent ou indirectement en regardant de la publicité et en offrant, souvent sans en avoir conscience, des données et informations personnelles. Celles-ci, sont capitalisées par des « régies publicitaires en ligne » et toute une nébuleuse d’acteurs intermédiaires, détenus souvent par les mêmes multinationales que celles dont nous avons déjà parlé (Google par exemple). Elles leur permettent en retour de nous afficher des publicités ciblées avec une finesse croissante, nous soumettant de manière répétée à la tentation sur les articles auxquels nous avons résisté une première fois, voire d’anticiper nos désirs (analyse prédictive), nous conduisant ainsi vers une servitude invisible.

Cette publicité en ligne est probablement devenue le « nerf financier » d’Internet, à l’exception de quelques sites, issus en général du monde du logiciel libre et financés souvent par des dons et « micro dons » (Wikipedia par exemple). Certains spécialistes comparent même ces énormes masses de données personnelles ainsi générés à un nouveau gisement à exploiter comme ont pu l’être l’or ou le pétrole : c’est le « big data ». Il est également intéressant de remarquer que les nouveaux modèles de publicité ciblée (« RTB », places des marchés publicitaires en temps réel) sont directement inspirés par la finance moderne. On peut ainsi y voir encore une analogie inversée avec le passage de Genèse 1:27. La publicité, fille du capitalisme et de la finance (du Dieu de l’argent en quelques sortes) devient à l’image de son origine. On peut même y percevoir les aspects « mâle et femelle » qui n’existaient pas dans la publicité classique. En effet, les acteurs de publicité ciblée sur Internet captent de l’information à l’internaute dans un premier temps, puis lui envoient une publicité qui lui est destinée, dans un second temps, en général sans lui avoir demandé son consentement.

On retrouve aussi l’aspect « mâle et femelle » à un niveau plus macro et sur un plan technologique :le cloud computing nous fait passer d’acteur/récepteur à récepteur, de client/serveur à client. Nous dépendons donc totalement des serveurs informatiques de Microsoft, Google ou Facebook parce-que nous n’avons plus d’accès direct aux données que nous leur avons confiées et qu’ils en revendiquent en général la propriété (cf. les conditions générales des services que presque personne ne lit). Ils sont donc devenus les intermédiaires, les points de passage obligés pour l’accès à l’information. L’équilibre initial est ainsi brisé.
Enfin, une autre question se dessine alors autour de cette gigantesque base de données multi-centralisée, cet immense arbre de la connaissance en cours de construction : Qui le contrôle, le contrôlera demain et comment sera-t-il utilisé ?

Car l’information c’est le pouvoir, sur un plan temporel tout au moins…

Pour le plan spirituel, il semble que l’accès à la porte du Royaume ait été condamné à ceux qui se croient forts, puissants et intelligents. Et que cet effort du « tout contrôle technologique » soit vain et ne puisse que les éloigner du seuil de cette « porte étroite », qui d’après Jésus, nécessite la simplicité et le désencombrement d’un enfant pour la traverser.
Mais revenons un moment à un autre texte de la Genèse.

De l’arbre de la connaissance à l’arbre de Vie

Voici comment, au travers de symboles forts, deux arbres particuliers sont présentés à l’homme dans le jardin d’Eden : l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse, chapitre 2).
« 
Le SEIGNEUR Dieu fit germer du sol tout arbre d’aspect attrayant et bon à manger, l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.
[…]
Le SEIGNEUR Dieu prescrivit à l’homme : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir.
 »

Cet arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais a été interprété de mille façons. Ici, nous nous contenterons d’en donner deux. La première, qui se place sur un plan spirituel et moral, est celle d’une connaissance dualiste par laquelle l’homme se fait juge, au travers de son petit « moi » qui se fait temporairement Dieu, de ce qui est bien et de ce qui est mal.

La deuxième se place sur un plan plus matériel et c’est celle qui va nous intéresser maintenant. Il s’agit de la connaissance intellectuelle, en particulier scientifique et technique, qui porte en elle des conséquences bonnes ou mauvaises, des germes créateurs et des germes destructeurs, si elle n’est pas portée par une sagesse éclairée par en haut, si elle n’est pas nourrie par l’arbre de vie.

Le fameux « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » semble y faire echo.

Or, Internet n’est-il pas devenu aujourd’hui, en partie, cet arbre de la connaissance qui porte en lui les deux germes à un homme qui semble devoir retrouver une sagesse perdue ? N’est-il pas devenu également un amplificateur de liberté sur le plan matériel, social et culturel et également un accélérateur de temps pour un homme qui ne sait plus s’en affranchir ?

On pourrait remarquer que l’arbre est omniprésent dans l’Internet. Depuis la structure arborescente des noms de domaines jusqu’aux arbres de décisions utilisés par les algorithmes de ciblage publicitaire. Mais revenons plutôt au concret par trois exemples bien connus illustrant ceci. Le premier est l’application Google Books, de la société Google Inc. qui est en train de numériser l’ensemble des livres édités par les grandes maisons d’édition et hébergés au sein des grandes bibliothèques de notre planète. A l’aide de la fonctionnalité « Livres » du moteur de recherche, il est déjà possible d’effectuer des recherches dans plus de cent millions de livres. Le deuxième est le réseau social Facebook qui compte aujourd’hui environ un milliard d’utilisateurs qui y projettent leur image virtuelle et pour lesquels il stocke une quantité de données à faire pâlir ce qu’aurait pu espérer n’importe quel service de renseignements (cf. également Genèse 1 :27). Le troisième exemple, enfin, est le réseau Tweeter qui raccourci les échelles de temps pour tendre vers l’immédiateté.

Dans ces trois exemples, le service est gratuit, accessible à tous pour tous. Et il est incontestable que ce type de services peut être d’une grande utilité à de nombreuses personnes, petites entreprises, associations ou ONG.

Dans le même temps, derrière cette illusion, dans chacun de ces exemples, ces connaissances sont centralisées. Elles sont aux mains d’une seule société, sur les disques durs de serveurs informatiques situés dans des gros centres de donnés très bien gardés qui lui appartiennent. Et si cette société ne facture pas directement aux utilisateurs ces matériels et ses milliers d’ingénieurs, c’est qu’elle retire un bénéfice immense des informations qui lui sont ainsi offertes.

D’ailleurs, sur ce sujet de la centralisation des données chez des sociétés américaines, il n’est pas inutile de rappeler que depuis les nouvelles lois promulguées aux Etats-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001 (Patriot Act), les services de renseignements américains peuvent accéder à peu près librement aux informations détenues, dans le cas où ils ne les auraient pas déjà…

La phrase de Jésus « Vous êtes nus devant le Ciel, tout ce qui est voilé sera dévoilé » (évangile apocryphe de Thomas, logion 6), qui trouve également son pendant dans les épitres de Paul et qui s’applique au monde spirituel, semble ici se faire prophétie dans le monde matériel. On se rappellera également de la signification du terme grec « apokálupsis » qui signifie dévoilé, découvert. La question est « dévoilé » pour qui ?

Quand il s’agit des sociétés privées déjà évoquées (ou d’autres), des organismes gouvernementaux et in fine des personnes qui les contrôlent et s’attribuent ainsi des pouvoirs quasi divins, on peut se demander s’ils ont vraiment la sagesse, celle qui vient d’en haut, pour supporter le poids et la responsabilité de toutes ces informations ?

Se sont-ils nourris d’assez de fruits de l’arbre de vie pour se faire gardiens de ce nouvel arbre de la connaissance ?

Et cette nouvelle tour de Babel, dont les fondations ne semblent pas bien profondes, ne va-t-elle pas s’effondrer sur elle-même comme commencent aujourd’hui à le faire les tours de la finance ?

Ces questions sont d’autant plus importantes si l’on considère non pas l’état actuel des déploiements technologiques mais les directions qui sont prises. Vers où allons-nous ? Vers un monde où chaque être humain, chaque objet, chaque plante et animal sera connecté au réseau par le biais des nanotechnologies et de la 6ème version du protocole IP (qui permet un nombre illimité d’adresses) ? Vers une société contrôlée, surveillée par des technologies dotées d’intelligence « artificielle » déjà en train d’échapper au contrôle de leurs créateurs ? Vers un être humain « amélioré » par les technologies (transhumanisme), en permanence connecté par le biais de son téléphone portable et de ses nombreuses cartes électroniques « sans contact » dans un premier temps puis par le biais de puces électronique microscopiques directement injectées sous sa peau dans un second temps ? Il sera alors « dé-connectable » du système à tout moment. Dans ce cas, plus de paiement, d’accès à Internet, à la connaissance, à la santé, aux voyages, etc.

Conclusion ?

Les enseignements portés par la Genèse nous appellent vers d’autres sentiers que les autoroutes à péage qui dominent aujourd’hui notre monde devenu incapable de vivre sans des technologies qui nous ont pourtant été présentées comme libératrices.

Les chemins auxquels nous invitent les textes sacrés sont probablement plus proches de ceux tracés par certains mouvements minoritaires comme ceux du logiciel libre par exemple. Ces derniers s’appuient en général sur des valeurs comme le don gratuit, la décentralisation des données, la liberté et la diversité. Alors certes, le salut ne viendra peut-être pas d’eux mais on peut imaginer que ces poches alternatives sont déjà et seront de plus en plus nécessaires pour les temps qui viennent. On peut également mentionner quelques hébergeurs informatiques (français notamment) qui semblent s’interdire tout accès aux données et faire preuve d’une relative transparence.

S’ils ne sont pas encore tracés, ces nouveaux chemins sont donc à inventer, à co-créer plus précisément. Pour cela, chaque personne a son rôle à jouer et les vieilles sagesses que nous avons évoquées semblent faire apparaître des pistes. Pour les emprunter il est bien entendu indispensable de recommencer à se nourrir de cet arbre éternel, celui qui porte le souffle de l’Esprit. Il faut donc s’ouvrir, retrouver ce lien perdu avec ce quelque-chose de plus grand, avec soi-même et avec l’autre.
En tout état de cause, une idée centrale de la Genèse est d’intégrer que l’uniformité matérielle et culturelle qui point dans cette nouvelle tour de Babel en cours de construction est l’opposé de ce qui a été voulu dans la création. Sur les plans plus matériels et superficiels, la diversité est une richesse passionnante et l’Un ne peut s’atteindre que dans les profondeurs du spirituel. Ce n’est que par ce chemin qu’un véritable dialogue et une paix pourront émerger entre des civilisations en apparence différentes et certainement pas en gommant ces différences sur les plans visibles et encore moins à l’aide des technologies.

Si des sentiers oubliés commencent à se redessiner et à refaire surface, c’est pour qu’un nombre toujours croissant les empruntent à nouveau, en toute simplicité et en toute humilité. Au travers des vents qui nous secouent en cette époque, mais soutenus et guidés par le souffle de l’Esprit.

Et si les similitudes sont aussi frappantes entre les technologies d’aujourd’hui et le texte de la Genèse, c’est bien qu’une nouvelle naissance semble s’annoncer pour l’humanité…

samedi 18 mai 2013

Pentecôte ou le Souffle neuf !

Livre des Actes ch. 2 :


1  Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils étaient tous d’un accord dans un même lieu.

2  Alors il vint tout à coup du ciel un bruit comme celui d’un vent qui souffle avec impétuosité ; et il remplit toute la maison où ils étaient.

3  Et il leur apparut des langues séparées, comme de feu, et qui se posèrent sur chacun d’eux.

4  Et ils furent tous remplis du Saint–Esprit, et ils commencèrent à parler des langues étrangères, selon que l’Esprit les faisait parler.

5  Or, il y avait en séjour à Jérusalem des Juifs, hommes pieux, de toutes les nations qui sont sous le ciel.

6  Et ce bruit ayant eu lieu, il s’assembla une multitude, qui fut confondue de ce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.

7  Et ils en étaient tous hors d’eux–mêmes et dans l’admiration, se disant les uns aux autres : Ces gens–là qui parlent, ne sont–ils pas tous Galiléens ?

8  Comment donc les entendons–nous chacun dans la propre langue du pays où nous sommes nés ?

9  Parthes, Mèdes, Élamites, et ceux qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont et l’Asie,

10  La Phrygie, la Pamphylie, l’Égypte, les quartiers de la Lybie qui est près de Cyrène, et les étrangers romains,

11  Juifs et Prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler en nos langues des merveilles de Dieu.

12  Ils étaient donc tous étonnés, et ne savaient que penser, se disant l’un à l’autre : Que veut dire ceci ?

13  Et d’autres se moquant, disaient : C’est qu’ils sont pleins de vin doux.

 
Lectures :    Joël 3, 1 et 2 -  1 Corinthiens 12, 4-21 


Il est bien probable que dans les débuts du christianisme des personnes abattues, découragées, mal préparées, peu instruites, un peu sentimentales ou rêveuses, qui se sentaient sans doute un peu à l’étroit dans leur religion ; un peu à l’étroit dans leur cadre de vie routinier, un peu coincés pourrait- on dire ; il est fort à parier que de telles personnes se sont senties pousser des ailes ; non pour devenir des anges, mais pour changer d’air radicalement.

Elles se sont senties promises à un avenir inattendu. Elles se sont dits : pourquoi pas nous ? Ou plutôt n’est-ce pas à nous, pour nous, avec nous que le prophète de Galilée continue de vivre, comme s’il nous pousse encore et plus que jamais à aller dire une grande nouvelle : il est possible de vivre avec amour, avec espérance ; avec lui il est possible de « commencer à chaque instant un nouvel avenir » Il est possible de recommencer sans cesse, de repartir et de franchir l’essoufflement de la vie par une charge nouvelle, une énergie nouvelle pour affronter une création nouvelle !

Dieu comme -souffle- Dieu comme énergie vitale, comme élan vital, qui pousse à une rencontre avec les autres avec des autres divers et différents.

C’est cette définition cette marque de la réalité de Dieu qui sera la nôtre ce matin pour ce temps de Pentecôte. Il n’y a pas de religion dans laquelle on nous dit que Dieu est comme un vent qui vient aérer et faire en quelque sorte un magistral courant d’air. D’habitude les atmosphères religieuses sont confinées voire enfermées sous le prétexte qu’il faut protéger et séparer ce qui serait sacré de ce qui serait profane. La présence de Dieu est fermée comme par exemple au temple Jérusalem lors qu’il existait et circonscrite au Saint des saints une pièce vide dans laquelle on ne pouvait pas entrer. Les Eglises ou les temples ou les mosquées ne sont pas ouvertes au tout venant au tout passant par peur légitime souvent de dégradation, mais l’idée que ces lieux ne sont pas accessibles sauf au heures autorisées, dit que la religion c’est préservée comme si cela était fragile. Comme si Dieu avait besoin de cadre d’espace clos et réservé aux spécialistes, aux croyants.

Dans la période qui s’ouvre le jour de la Pentecôte, la présence de Dieu n’est plus et ne sera plus enfermée : c’est cela au fond l’esprit saint comme l’image de la langue de feu  peu maîtrisable, comme une présence qui fait agir et qui fait parler hors du cadre habituel. Un peu comme le Buisson ardent de Moïse qui brûle et ne se consume pas et qui donne du sens et qui envoie vers une autre destination.

Ce sera finalement le sens et la destination de tous les pèlerins de tous les temps ; il s’agit de partir à la découverte il s’agit de se rassembler en plein air dans un endroit différent qui peu à peu va devenir à son tour habituel et traditionnel. On devrait célébrer le culte de Pentecôte toujours ailleurs. On devrait célébrer le culte de Pentecôte avec des gens différents et variés ceux qui ont l’habitude et ceux qui ne sont pas habitués. Bref on devrait au moins célébrer la Pentecôte au moins sur le seuil des temples des églises et des synagogues.     

Le jour de la première Pentecôte celle qui est décrite dans le livre des Actes des Apôtres a lieu à Jérusalem ; elle est la rencontre des représentants des peuples connus d’origines juives plus ou moins croyants venus là célébrer dans un pèlerinage traditionnel le don de la loi, des tables de la Loi à Moïse sur le mont Sinaï. C’était une coutume ; on était peu ou pas pratiquant mais finalement de temps en temps il était bon de souvenir d’où on venait ; il était utile de prendre conscience de ce qui relie entre eux toutes ces personnes aux cultures si différentes aux langues si étranges les unes pour les autres ; un vaste rassemblement annuel où on venait faire le service minimum de la religion sans rencontrer vraiment les autres.

Simplement participer ensemble à un souvenir commun. Au fond ils venaient prendre l’air, le grand air comme dans tout déplacement mais ils venaient célébrer en quelque sorte une réalité immuable ; le don, une fois pour toute, de la loi divine. On veut bien se déplacer à condition qu’au moins Dieu ou sa Parole ne change pas et reste identique à ce qu’on croit à ce qu’on a connu à ce qu’on nous a enseigné. 

Pentecôte sera la prise de conscience inattendue non pas d’un souvenir, non pas d’un culte commun non d’un pèlerinage traditionnel mais la prise de conscience d’une présence, d’un élan et d’un souffle qu’on ne connaissait pas. On avait entendu parler de Dieu ; on avait reçu une forme de catéchisme, on savait que les ancêtres y avaient cru et on voulait être fidèle à leur souvenir comme on le fait dans toute commémoration.

Ce jour là un violent coup de vent passe sur eux, remplit la maison balaie la grande place et le temple et le miracle de la communication réussie s’opère ; la relation s’établit les uns avec les autres. Grâce à cet air frais, au courant d’air divin, je me mets à comprendre mon voisin, ma femme mon mari, mes parents, même mon fils et ma fille, mon père et même ma mère ; soudain Dieu où la Présence où celui est le nom au-dessus de tout nom devient non un objet non une croyance non un mythe, non une réalité au-dessus de toute réalité, il devient ce qui existe lorsque je me mets à comprendre l’autre. Le vis à vis le prochain, celui d’à-côté devient celui ou celle par lequel par laquelle, je me mets à comprendre Dieu lui-même.

Où encore Dieu n’est plus ici celui qui demande et exige il n’est plus celui qui se réduit à l’application d’une loi même morale ;  il est et devient celui qui me fait dire comme dans le texte de la Pentecôte : Comment se fait-il que j’entende les autres si bien qu’on croirait qu’ils s’expriment dans ma langue maternelle. Comment se fait que ce qui m’est le plus personnel et le plus proche, ma langue maternelle devienne universelle. 

Pour qui toute cela ?

·        Des habitués, des pèlerins ceux qui y croient….

·        Ceux qui sont des nouveaux et qui sont là par hasard….

     ·        Des anciens et des plus jeunes qui les accompagnent….

·        Ceux que cela fait rire et qui se tiennent à distance….

Certains pensent et croient que pour parler de Dieu il faut employer une langue particulière qu’il viendrait de temps à autre insuffler à ses disciples comme pour les assurer et leur donner confiance : les pentecôtistes de toutes sortes pensent et croient cela…  est-ce bien nécessaires et utiles… ne vaut-il pas mieux découvrir et croire en la force et la pertinence d’une parole qui soudain passe et se fait entendre et se fait comprendre.

Le souffle de Dieu qui fait vivre est présent quant soudain, quelqu'un entend et comprend ce que l’autre veut dire ; il est présent ce Dieu de la Pentecôte lorsque chacun exprime dans sa propre langue cette vie cet amour et cette espérance que le Souffle vient de déposer. Finalement ce sont les autres qui nous parlent de Dieu sans que nous les écoutions et les entendions ; ce sont les autres qui nous révèlent l’essentiel ; ce n’est pas en moi que réside l’essentiel. Et nous le savons bien : se comprendre et vivre de cette compréhension n’est pas chose simple pour chacune et chacun de nous, comme dans nos familles, comme dans nos pays, comme au sein des religions comme entre les cultures humaines ; or chaque fois que cela se passe alors la présence de Dieu est à l’œuvre ; chaque fois que je suis un réceptacle attentif chaque fois que je souhaite découvrir la valeur et la présence de l’autre alors, il se passe du divin ; alors s’élève et s’élèvera toujours une question toujours la même : qu’est ce que cela veut dire ? - qui est la question de la présence efficace-  de Dieu parmi nous.

Nous sommes promis à la réalité et à l’espérance de la Pentecôte, particulièrement les plus jeunes parmi nous, qui ont besoin de nous comme nous de leur question et de leur découverte.

Nous sommes tous promis non au confinement à l’enfermement du religieux mais au grand vent du large, au grand vent qui vient aussi du désert ; notre espérance c’est celle du souffle de Dieu qui nous relie, nous mettons en relation avec les autres seules garanties de la présence de Dieu.

Notre foi en ce souffle n’est pas  l’enfermement de la secte, elle n’est pas l’embrigadement dans une religion dominatrice, elle n’est pas réservée au petit nombre des initiés et des religieux, elle est au service d’un projet de vie, pour nous mêmes pour nos enfants et pour celles et ceux qui s’approchent sans trop savoir mais qui ne resteront pas insensibles à un avenir plein de promesse.

Le pain et le vin seront pour toujours les marques de ce souffle et de cette présence. Le pain est pain et le vin est vin ; leur vraie réalité est de pouvoir être partager comme un signe de vie et d’espérance. Chacun chacune alors peut comprendre et croire ce qui se passe dans ce signe simple et portant essentiel.

 

lundi 13 mai 2013

Fidèles à l’avenir....

Synode national – Lyon – Mai 2013
Message de Laurent Schlumberger,
Président du Conseil national
 
Frères et soeurs membres du synode national,
Monsieur le Ministre,
Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus, les représentants de la société civile et
des cultes, frères et soeurs d’organisations oecuméniques et d’Eglises-soeurs, venus
d’au-delà des frontières nationales et confessionnelles, frères et soeurs protestants et protestants évangéliques, frères et soeurs venus des paroisses, des Eglises locales, des régions de
l’Eglise protestante unie,
Nous sommes samedi. Entre vendredi et dimanche, qui nous rappellent
le Vendredi saint et le dimanche de Pâques fondateurs. Nous sommes
samedi. Entre l’impasse de la croix, incompréhensible, et des chemins
nouveaux encore impensables.
D’une certaine manière, l’Eglise se tient là. Dans ce samedi, qui
concentre et qui embrasse toute l’histoire humaine. Dans ce samedi, où
les disciples sont introuvables et où seules quelques femmes préparent
un embaumement – un embaumement qui finalement n’aura pas lieu.
L’Eglise est là, dans cet entre-deux, où tout est comme suspendu. Entre
ses espoirs déçus et la promesse déjà à l’oeuvre. Entre repli amer et
confiance possible.
 
Et il lui faut toujours se laisser convertir à nouveau par l’Esprit du Dieu
vivant. Car ce qu’elle croit être une impasse est précisément l’ouverture.
Ce qu’elle tient pour l’échec final est le début de sa mission.
Samedi, c’est chaque jour, lorsque plus rien ne semble possible aux
hommes et que tout est possible à Dieu. Et c’est pourquoi fêter la
naissance de l’Eglise protestante unie de France, ce samedi, ne peut
avoir qu’un sens : remettre toute chose au Dieu vivant, nous confier en
lui, nous abandonner à la confiance qui prend sa source en lui.
La création de l’Eglise protestante unie, c’est l’affirmation de cette
confiance, fondamentale, vitale. Ce n’est pas le fruit de je ne sais quelle
stratégie habile et mûrement calculée. Il ne s’agirait alors que de cette
espèce de fausse confiance, dont on nous rebat les oreilles, qui
s’apparente à la méthode Coué, qu’on invoque dans les salles des
marchés financiers ou dans les écoles de management, qui n’est que la
confiance en soi seul, en ses propres forces et capacités, et donc qui
n’est au fond que méfiance à l’égard des autres.
La confiance dont je parle ici, c’est la confiance dont Dieu a fait le
choix, une fois pour toutes. Et cette confiance choisie par Dieu, pour
nous c’est une confiance reçue, une confiance qui fait vivre, une
confiance qui engage.
C’est une confiance reçue.
Si nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui, nous le devons
d’abord à d’autres.
Bien sûr, il ne saurait être question d’oublier tout le travail patient qui
nous a conduits jusqu’à ce samedi 11 mai. L’effort a été multiple ; la
tâche, considérable. L’appel, presque le défi, lancé par la paroisse de
Bourg-la-Reine, repris par le synode de Soissons, confirmé en 2007 lors
du synode conjoint de Sochaux, a été relevé. Relevé par toutes celles et
tous ceux qui s’y sont attelés, depuis les commissions spécialisées
jusqu’aux assemblées générales des associations cultuelles. Et relevé en
temps et en heure.
Mais si nous avons pu mener ce travail à bien, c’est parce que nous
avons été travaillés, plus encore que nous n’avons travaillé. C’est parce
que nous avons « été agis » si je puis dire, plus encore que nous
n’avons agi.
L’Eglise protestante unie est un fruit du mouvement oecuménique. En
1910, la conférence d’Edimbourg a appelé à mettre au premier plan la
mission de l’Eglise et à relativiser du même coup les identités
confessionnelles. En 1934, la déclaration de Barmen a uni des luthériens
et des réformés pour affirmer l’autorité ultime du seul Jésus-Christ, face à
l’idolâtrie nazie ; avec la sève de l’Eglise confessante, elle a irrigué tout
le protestantisme d’après-guerre, notamment en France. En 1948, la
fondation du Conseil oecuménique a placé la recherche de l’unité visible
au coeur de la vie des Eglises. En 1962, le concile Vatican II a montré
combien l’espérance oecuménique pouvait rencontrer d’échos au sein de
l’Eglise la plus importante et la transformer, alors que beaucoup la
pensaient immobile et immuable. En 1973, la Concorde de Leuenberg a
proposé un modèle d’unité fondé non plus sur l’uniformité et la méfiance
à l’égard des originalités, mais au contraire sur la diversité réconciliée.
A travers cette histoire, c’est l’Esprit du Dieu vivant qui est à l’oeuvre.
Nous qui étions loin les uns des autres et parfois même antagonistes,
nous avons été rendus proches. Nous avons fait l’expérience d’être
réconciliés par le Christ, qui est notre paix. En lui, Dieu le premier a fait
e choix de la réconciliation. Il a fait une fois pour toutes, et il tisse à
nouveau chaque jour, le choix de la confiance, le choix de la foi. La foi
de Jésus-Christ, c’est la foi qui nous est donnée.
C’est pourquoi nous attestons qu’il est bon de faire confiance à l’autre.
Nous refusons les postures identitaires. Elles procèdent de la peur et de
l’illusion, la peur de l’autre et l’illusion que l’on pourrait exister sans lui,
voire contre lui.
 
C’est vrai entre chrétiens et c’est pourquoi nous confessons que notre
Eglise et que toute Eglise, est un des visages – un des visages seulement
– de l’unique Eglise du Christ. Et nous nous réjouissons de la pluriappartenance
ecclésiale de certains chrétiens, qui manifestent ainsi que
l’Evangile déborde les limites confessionnelles et les frontières
culturelles.
Nous récusons aussi les postures identitaires dans le champ social. On
peut bien sûr comprendre les racines de ces peurs et de ces illusions, des
racines parfois bien réelles, et si souvent entretenues et
instrumentalisées. Mais on ne saurait se résigner ni à les laisser se
répandre, ni à simplement se désoler de leurs effets néfastes. Nous
avons besoin les uns des autres. Notre société, rongée par la défiance,
a besoin de cette hospitalité fondamentale. Est-ce naïf de le dire ? C’est
au contraire profondément réaliste. Aucun de nous ne serait ici s’il
n’avait été lui-même accueilli, à sa naissance et plusieurs fois dans sa
vie. Ainsi, si nous sommes appelés à vivre une hospitalité confiante,
surtout à l’égard des humiliés, de celles et ceux que l’on désigne si
facilement et à bon compte comme dépendants, incapables, fragiles,
assistés, losers de toute nature, ce n’est pas par devoir ; c’est par
lucidité et par gratitude.
 
La confiance est toujours d’abord reçue. Etant reçue, elle peut donner
naissance à la gratitude et ainsi à la confiance partagée. Célébrer la
naissance de l’Eglise protestante unie, c’est attester cette confiance
reçue. Reçue de Dieu et manifestée en Jésus-Christ.
 
Cette confiance reçue est, ensuite, une confiance qui fait vivre.
Et j’aimerais m’arrêter ici un instant sur les métamorphoses
considérables que vit, en ce moment même, notre protestantisme, et dont
la création de l’Eglise unie est un signe.
 
Depuis son apparition et pendant cinq siècles, être protestant en France,
ce fut ne pas être catholique. Les protestants ont constitué une sorte
d’alternative ultra-minoritaire au culte dominant. C’était pour leur
malheur, en période de persécutions. C’était pour leur fierté, quand ils
étaient identifiés du côté du progrès, de la République ou de la laïcité.
Et ce fut une ressource identitaire inépuisable et, au fond, confortable :
le protestantisme vivait en quelque sorte appuyé contre le catholicisme.
Il a donc développé une manière d’être Eglise adaptée à ce contexte. Il
s’est compris comme un petit troupeau, pour reprendre une image
biblique. Un petit troupeau se serrant les coudes, tissant des solidarités
internes fortes, aimant les marqueurs discrets et perceptibles par les
seuls initiés, vérifiant régulièrement sa fidélité. Cette manière d’être
Eglise, pertinente alors, lui a permis de traverser les épreuves et les
siècles.
 
Mais ce monde a changé. Et même, il a disparu. Les institutions
religieuses sont désormais marginales, les convictions sont
individualisées, les affiliations sont fluctuantes. Depuis 2008, les
personnes agnostiques et athées déclarées sont majoritaires en France.
Le catholicisme, bien sûr, mais aussi l’ensemble cumulé des cultes est de
plus en plus minoritaire. Le protestantisme français ne peut donc plus
exister en s’appuyant contre un autre culte. Il ne faut pas s’en désoler.
C’est ainsi. Et c’est sans doute la chance de trouver une nouvelle
manière d’être Eglise, pertinente dans ce monde-ci.
 

C’est notre grand défi, pour cette génération : intégrer ce renversement
complet de ce que nous avons longtemps été, pour être fidèles
aujourd’hui et demain à l’Evangile que nous avons reçu, à notre
manière de le comprendre et de le partager. Il s’agit, pour notre
protestantisme, de passer de la connivence au partage, de l’entre-soi à
la rencontre, d’une Eglise qui se serre les coudes à une Eglise qui ouvre
ses bras. D’une Eglise de membres à une Eglise de témoins.
 
Cette mutation n’est pas à venir, elle est en cours, nous y sommes déjà
engagés. De multiples signes le montrent, par exemple dans bien des
paroisses qui osent des projets hors les murs, dans le recrutement plus
diversifié des responsables locaux, dans les étudiants de nos facultés de
théologie venus des horizons les plus variés, dans la volonté de
renforcer les liens avec les associations et mouvements d’origine
protestante.
 
C’est encore le sens de la dynamique « Ecoute ! Dieu nous parle…, qui a accompagné le création de l’Eglise unie, et dans laquelle le « nous » ne signifie précisément pas un petit troupeau privilégié, mais le désir d’une écoute partagée – et je vous donne rendez-vous tout à l’heure,
dans le village de tentes sur le quai, pour avoir un aperçu de la richesse de cette dynamique.
 
C’est également le sens du projet qui sera lancé le samedi 11 octobre 

2014 et qui nous conduira jusqu’en 2017, sous le titre : Protester pour
Dieu, protester pour l’Homme. Quelles sont nos thèses pour l’Evangile
aujourd’hui ? Dans la perspective des 500 ans de la Réforme, nous nous
inspirerons de Martin Luther pour nous interroger, tous ensemble et le
plus largement possible : quelles sont nos « thèses », c’est-à-dire nos
convictions engagées, pour l’Evangile aujourd’hui ? Loin de nous
contenter de répéter ce que nos pères dans la foi nous ont transmis,
comment nous approprions-nous l’Evangile que nous avons reçu et qui
nous fait vivre ? Personnellement et collectivement, quels sont nos mots
pour le goûter, le célébrer, le partager ? Comment le manifesterons nous ?
Ce que nous pouvons percevoir dans toutes ces mutations du petit
protestantisme luthérien et réformé français, des mutations plus radicales
que ce que nous pensons souvent, c’est une confiance à l’oeuvre.
 
Une confiance reçue, je l’ai dit, et une confiance qui fait vivre. Autrement dit :
 
une confiance en demain. Oui, demain vaut la peine d’aujourd’hui. Demain vaut la joie d’aujourd’hui.
Demain vaut l’espérance lucide et active d’aujourd’hui.
Les mille raisons – sociales, économiques, financières, écologiques… de considérer l’avenir comme menaçant et, pire encore comme illisible, ne sauraient abattre ceci : celui qui en Jésus-Christ a plongé au coeur de la condition humaine, celui qui a laissé le tombeau vide, celui qui le premier nous fait confiance, nous donne rendez-vous demain. Il nous y précède et il y vient à notre rencontre.
Célébrer la naissance de l’Eglise protestante unie, c’est attester une
confiance reçue. C’est attester une confiance qui fait vivre et qui fera
vivre demain. Et c’est pourquoi, c’est attester une confiance qui engage.
 
Une confiance qui engage – et je terminerai par là.
Nous croyons que Dieu aime le monde. Nous croyons même qu’il… le
« kiffe » ! Non pas qu’il le « kiffe grave », mais qu’il le kiffe en grand,
comme ce sera vécu et fêté fin juillet, à Grenoble, lors du rassemblement
jeunesse de notre Eglise et au-delà ! Et c’est parce que Dieu aime le
monde et ses habitants qu’il s’y est fait connaître comme un serviteur.
 
Au coeur de l’Evangile tel que la Réforme le reçoit, il y a cette
découverte que Dieu vient non pas pour être servi mais pour servir. Pour
nous servir. En Christ, le Dieu vivant se met à nos pieds. La hauteur où
Dieu se trouve, désormais, c’est au ras du sol. Quand nos osons nous
abandonner à ce service renversant, alors nous éprouvons que notre vie
entière est entre ses mains, que ce qui semble humble devient glorieux,
que ce qui est faible devient fort. Par amour, pour rien, par grâce, il
nous dégage de toute fausse valeur, de tout pouvoir, de toute fatalité.
 
Surtout, il nous dégage du souci de nous-mêmes.
 
Et c’est d’être ainsi dégagé de nous-mêmes qui nous engage au service
des hommes. C’est pourquoi l’Eglise protestante unie n’a pas sa fin en
soi, mais dans un renouveau de sa mission, de son service. C’est le motif
pour lequel elle a été créée. C’est la raison pour laquelle nous sommes
ici. La confiance reçue de Dieu, cette confiance qui fait vivre, est une
confiance qui nous engage.
 
Nous voulons donc attester qu’il est bon de servir. Il est bon de servir en
s’engageant dans la prière, qui élargit notre vie aux dimensions de
l’amour de Dieu pour le monde. Il est bon de servir en s’engageant
dans la diaconie, le service social, qui nous rend vulnérables aux autres
et à Dieu. Il est bon de servir en s’engageant dans le témoignage
explicite, qui sème à tous vents les graines du règne de Dieu. Ce sont là
les trois dimensions du service pour lequel Christ nous libère et dans
lequel il nous engage. Et c’est ainsi que nous rendons contagieuse la
confiance que nous avons reçue et qui nous fait vivre.
 
Oui, nous l’attestons, il y a du bonheur à servir les autres, à s’engager
pour eux. Pourtant, tout nous pousse à n’avoir le souci que de soi. Tout,
à commencer par la transformation du moindre événement même intime
en spectacle, ou par l’idéologie du marché quand elle devient une
religion qui imprègne tout et qui fait de mes envies la seule mesure qui
vaille.
 
Mais nous croyons – et bien plus : nous éprouvons – qu’il y a du
bonheur à servir plus qu’à se servir. C’est le service qui tisse patiemment
la confiance
 
Il nous faut le redire d’abord à nous-mêmes : construire la confiance est
le contraire d’un quiétisme béat ; c’est une pratique, c’est un effort, c’est
une lutte, bien souvent contre soi d’abord et contre la méfiance toujours
recommencée ensuite. Il nous faut aussi partager cette conviction et la
rappeler à toutes celles et tous ceux qui exercent une responsabilité
sociale, qu’elle soit politique, en entreprise, médiatique, éducative, que
sais-je encore. Et nous pouvons, précisément à cause de la foi de Jésus-
Christ qui nous est donnée, ne pas craindre de nous engager, nous-mêmes,
dans le champ de la responsabilité sociale.
 
La confiance reçue – et que nous affirmons recevoir de Dieu le premier,
c’est là le coeur de l’Evangile –, la confiance qui nous fait vivre, est une
confiance qui nous engage. Rendre cette confiance contagieuse, c’est
notre vocation. C’est le sens de la création de cette Eglise unie. C’est le
chemin qui lui est ouvert.
 
C’est pourquoi, ce samedi matin, dans cet entre-deux par lequel l’Eglise
repasse toujours, je voudrais, tranquillement mais clairement, affirmer
que ce chemin est ouvert comme un chemin de bénédiction.
Le chemin qui est ouvert devant nous est un chemin de bénédiction, si…
Si nous nous y engageons en comptant non pas sur nos forces propres,
mais sur le souffle de Dieu. Si nous délaissons nos identités lorsqu’elles
nous entravent, pour recevoir celle que Dieu nous donne. Si nous osons
être attestataires d’Evangile.
 
Bien plus, le chemin qui est ouvert devant nous est un chemin de
bénédiction, parce que… Parce que si je n’ai aucune idée de quoi
demain sera fait, je sais que Christ nous y accueille et nous y donne
rendez-vous. Parce qu’il nous accompagne, là où nous sommes, chaque
jour.
 
Et le chemin qui est ouvert devant nous est un chemin de bénédiction,
pour… Pour servir les hommes. Pour y rendre contagieuse la confiance
reçue de Dieu. Pour bénir, puisque c’est à cela que nous sommes
appelés.
 
Frères et soeurs, nous pouvons faire monter à Dieu notre reconnaissance
quand nous regardons le passé, le passé dans la longue durée et le
passé plus proche qui nous a conduits jusqu’ici. Et désormais, enracinés
dans la confiance reçue, la confiance qui nous fait vivre, la confiance
qui nous engage, nous sommes appelés à marcher sur ce chemin de
bénédiction.
Désormais, nous sommes appelés à être fidèles à l’avenir.
 
Laurent SCHLUMBERGER,
pasteur, président du conseil national de l’Eglise protestante unie de France