lundi 22 mai 2017

Culte à Beyrouth

A l'occasion du Colloque interdisciplinaire :
"Parole de Dieu et violences des hommes" organisé par la Fondation des Cèdres et l'Eglise protestante française de Beyrouth .


Lectures : Genèse 4, 1-16 puis Romains 7, 14-25 et Luc 8, 19-21
Frères et sœurs, connaissez-vous Caïn ? Avec vous ce matin, je le cherche ! Connaissez-vous au moins des personnes qui portent ce nom ? Y en a-t-il ici, ce matin ?
Ce nom semble si lié à l’histoire légendaire racontée dès l’expulsion du jardin, si lié à cet assassinat fraternel qui est là dès les origines, qu’il a été rejeté par nos sœurs nos frères humains.  
Eh bien c’est vrai, il n’y a plus de Caïn parmi nous alors, peut-être, nous sommes tous Caïn ! Non certes que nous ayons assassiné un frère, mais sommes membres de cette humanité turbulente et révoltée violemment contre le projet de Dieu pour nous. Nous sommes, avec nos sociétés diverses, complexes avec nos familles d’appartenance en révolte et en violence contre nous-mêmes, donc contre l’autre, les autres, et contre le Tout Autre, Dieu lui-même.
Alors tout se passe comme si le rédacteur de ces vieux textes voulait non seulement expliquer, rendre compte des événements de son temps ; par exemple, l’aventure bizarre de Canaïtes, des Kénites, baroudeurs, fugitifs et redoutables ; mais aussi élargir l’espace et passer du local au général ; nous dire aussi à nous, lointains frères et sœurs ce qui se passe toujours dès que l’être humain s’éloigne de son Dieu, de son créateur, de son vis-à-vis. Ce rédacteur s’adresse à nous depuis des générations pour nous parler de nous en relation avec nous-mêmes et avec les autres. Et c’est bien cela que nous voulons entendre encore ce matin, pour en vivre.
Il faut noter aussi que Caïn n’est pas populaire et répandu non plus dans la littérature biblique elle-même : une autre mention dans laThora (Nombres 24,22) dans les oracles de Balaam, pour dire qu’il a brûlé dans les flammes ; une mention dans le livre des Juges (4, 11) à propos des Kénites. Dans le Nouveau Testament c’est le rappel du texte de la Genèse qui est repris dans le fameux ch. 11 de la lettre aux Hébreux. Dans le NT encore (1 Jean 3,12) pour affirmer qu’il était du côté du mal et enfin dans le billet à Jude (11) qui invite à ne pas suivre le chemin de Caïn ! Notons aussi que c’est bien par la noirceur que G. Doré traitera le sujet en-tête de la présentation du Colloque que nous venons de vivre : « Parole de Dieu et violences des hommes » Cette rareté, cette noirceur aussi nous invitent à la prudence ou à la reconnaissance de la difficulté à traiter cette violence originaire qui nous habite et nous menace.  
Il nous arrive de croire, croyants de toutes obédiences mais aussi croyants en nos certitudes, celle de la raison comme celle de la volonté par exemple ; oui il nous arrive de croire que nos relations avec nous-mêmes et avec les autres sont libres, conscientes et choisies. Nous lisons en particulier dans ces anciennes Ecritures qui sont interpellations et « Parole de Dieu » pour nous dans la foi, que les anciens étaient plus dubitatifs plus prudents ! Comme si une force dit le texte : « une bête tapie » en nous était prête à bondir (l’image est fascinante !) pour nous envahir et décider pour nous avec nous ; une force plus forte que nous, que tout, une vraie pulsion mortelle avec laquelle nous devons vivre malgré tout. Certes, je ne veux pas exonérer Caïn de son crime. Mais nous avons appris depuis longtemps que notre « conscience, notre moi, n’est pas maître en son logis » (S. Freud) et qu’il nous arrive souvent de faire ce que nous ne voulons pas faire et de ne pas faire ce que nous voulons faire !  Il nous arrive donc de vivre et de montrer une « capacité fratricide » (E. Levinas) dans nos familles, nos sociétés, nos pays.
Je pense maintenant, vous le savez,  au Liban où la guerre civile a meurtri comme toujours et comme ailleurs de nombreuses familles et communautés engagées désormais dans un processus de réconciliation ou d’équilibre subtil.
Il faudrait que Caïn regrette, se repente, il faudrait qu’il s’explique et applique désormais une morale aussi rigide que fallacieuse. Mais non, il fait de l’humour : « suis le gardien du gardien, du berger qu’est mon frère ! » Sa malédiction ordinaire et banale c’est bien qu’il va falloir qu’il vive autrement, non plus dans l’installation mais dans la fuite comme un fugitif « dans le pays de Nod » que l’on pourrait aussi traduire par le pays de la fuite et des fugitifs ! La condition humaine ressemblera à celle d’« étranger  et voyageur sur la terre ». Il ne s’agit plus de comparer et de choisir entre nomadisme et sédentarité, mais il s’agit désormais de vivre devant Dieu de façon nouvelle et renouvelée dans un monde sans Dieu !  Caïn va vivre avec sa faute sa culpabilité mais il faut imaginer qu’il est aussi sur le chemin d’un pardon possible.
Il faut noter de plus, que cette errance transforme et pollue une terre commune qui devient, à cause des hommes et de leur volonté de puissance, écologiquement problématique : car « elle ne continuera plus à te donner de son abondance et tu seras fugitif et instable sur la terre ».

Frères et sœurs, quelle actualité et quelle clairvoyance ! Nous voyons sans cesse et vous plus que nous, ces migrants étrangers sur cette terre hostile, produits de la violence et des pulsions mortifères, guerrières des hommes qui pourraient dire : sommes-nous les gardiens de nos frères ? Notre réponse avec notre raison, notre volonté et notre foi c’est bien : oui nous le sommes !
Vous lisons aujourd’hui dans ce vieux texte, une vision, une narration ancienne dont nous ne maîtrisons pas tous les codes et qui pourtant nous livre des paroles pour nous, que nous recevons comme interrogation comme promesse et comme réponse. Cette lecture nous rend responsables : capables malgré tout de répondre.
Caïn et Abel voilà de quoi nous sommes faits : volonté de puissance consciente et inconsciente et fragilité et légèreté, vanité même !
Finalement nous pourrions dire que ces deux personnages sont les types inséparables de nos existences. La tentation est toujours là :  se prévaloir d’une proximité avec Dieu, d’une interprétation autorisée et radicale des desseins divins. Se prévaloir d’une vérité, d’une certitude au point qu’elle s’identifie sans écart avec nous-mêmes au point d’étouffer et de nous étouffer aussi.
Caïn croit, il sait, il entend que Dieu ne l’a pas agréé. Il croit qu’il a été rejeté, que son frère a été choisi et par la même lui aurait été rejeté. Il agira, stimulé par cette conviction en mettant en œuvre ce qui l’habite. Issus du même (Dieu) comme Abel par leur naissance, Caïn veut la totalité et l’exclusivité, il ne veut manquer de rien : il devient insupportable que l’autre moi-même reçoive le cadeau qui doit me revenir : difficile de vivre pour Caïn comme pour Abel, comme si la différence ou l’altérité était invivable.
Depuis longtemps la réalité de la fraternité donnée et promise se trouve menacée voire fracturée. Ce sera l’histoire du peuple ancien d’Israël. Rappelez-vous : Esaü et Jacob, mais aussi les enfants de Jacob avec Joseph et ses frères ; mais aussi Moïse, Aaron et Myriam et leur difficulté de vivre sans jalousie, mais aussi les oppositions des clans qui deviendront des pouvoirs ; on pourrait aussi songer au Nouveau Testament où les difficultés apparurent au sein même des disciples de Jésus où la présence de couple de frères était présente :  les frères Jacques et Jean fils de Zébédée, Comme Simon Pierre et André. Mais aussi par la suite on sait que Jacques le frère du Seigneur se prévaudra d’une compréhension très familiale de l’héritage de son frère ! Souvenez-vous aussi de la mort de Jésus comme trahison et meurtre où celle d’Etienne avec la participation de Saul de Paul lui-même.
Le récit de la Genèse avec Caïn et Abel nous parle et nous alerte sur nous-mêmes comme l’ensemble des traditions bibliques, c’est pour cela que nous lisons, méditons et prions ces textes.
Je voudrais ce matin retenir un aspect si particulier de ce texte de la Genèse : Dieu n’abandonne pas ! La Bonne nouvelle c’est bien que Dieu ne renonce pas devant ce que nous sommes. Il reste cet Ultime qui est présent quand tout va bien comme quand tout va mal. Non pas de façon abstraite ou magique de façon précise, personnelle. Non de façon théorique mais particulière ; il n’est plus la divinité lointaine qui juge mais le Dieu proche « pour nous » devant qui nous pouvons, quoiqu’il arrive retrouver une route, une orientation, une vie renouvelée devant Lui et devant les autres.
Comme protection, pour continuer une vie comme une route et être sain et sauf « Dieu mit un signe sur Caïn » une marque visible de sa présence qui empêche le malheur et la reproduction du meurtre, comme une vigilance et une aide pour la vie reliée à soi-même, aux autres et à Dieu lui-même.
Malgré l’éloignement, l’errance, la vie est une qualité de l’être de Dieu ; la vie de la créature parle de la vie du Créateur. Selon un texte du prophète Ezéchiel (9,4-6) ce signe personnel est la dernière lettre de l’alphabet hébraïque « thaw ». La présence divine comme protection c’est bien l’ultime recours, l’ultime expression, la dernière lettre comme la dernière possibilité. Certains ont aussi vu dans cette marque le signe d’une croix, prémonitoire annonciatrice de celle par laquelle Dieu dira au monde sa douleur et son amour pour faire toutes choses nouvelles en Christ.
Nous pourrions, frères et sœurs, en rester là et cela ne serait pas si mal avec cette conviction pour nous : Dieu n’abandonne pas ; nous sommes toujours pécheurs et toujours sur le chemin du pardon annoncé, reçu ; toujours reliés, toujours appelés par Celui qui accompagne nos départs et nos arrivées.
Dans la foi il me semble que la présence de Dieu en Christ nous permet de rendre possible plus encore, une réelle fraternité au-delà de nos familles concrètes que nous recevons et héritons. « Mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » dit Jésus à ceux qui enferment, à celles et ceux qui réduisent mon existence à la dimension naturelle familiale, à celles et ceux qui croient que nous sommes ce que nous faisons, et d’où nous venons, à celles et ceux qui savent qu’elle doit être ma position sociale et qui m’y réduise. La Parole de Jésus ouvre une espérance et une promesse, pour nous, pour toi, pour moi.
Frères et sœurs, oui nous le sommes en effet ! rassemblés, non par les liens du sang, non par une conviction unique, non plus parce que nous nous serions choisis, mais bien parce qu’ une Parole nous a été transmise, une Parole qui vient à notre rencontre et que nous sommes appelés à l’écouter ; mais aussi l’entendre, la recevoir, la pratiquer pour qu’elle crée en nous et autour de nous de l’espace de l’aération ; mais aussi du débat, des sentiments mêlés et de l’intelligence ; pour qu’elle crée en nous des réponses et des questions et que des significations nouvelles de nos vies personnelles et communautaires puissent voir le jour. Oui rassemblés par une Parole qui vient en réalité nous déchiffrer et rendre manifeste ce qui est obscur en nous.
La Parole que propose Jésus est une vieille Parole qu’il renouvelle pour nous et avec nous. Nous restons au fond de nous-même Caïn et Abel mais la bête tapie en nous est aussi transformée éclairée, apaisée mais toujours là.
Les chrétiens ont participé aux réalités tragiques du monde. Parfois ils en sont les victimes. Ils ne sont pas les seuls. Ils sont humains c’est-à-dire faillibles et fragiles. Mais ils sont habités par une espérance, une Parole qui interpelle, accompagne et montre des chemins pour vivre avec soi-même c’est-à-dire avec les autres, c’est-à-dire aussi avec Dieu. Nous croisons ainsi le chemin de Jésus le Christ qui, dans sa parole, nous montre un autre visage de Dieu, celui de la paternité et donc de la fraternité possible, restaurée.
Etre frères et sœurs, ce n’est pas facile ; c’est bien une exigence et en même temps, nous croyons que c’est un don que Dieu adresse au monde, à nos pays, à nos communautés où il sera possible désormais de s’accorder sur tous nos désaccords et vivre en frère, vivre en sœur en Christ, dans notre vie réelle, particulière et personnelle. Nous pourrons rencontrer les autres comme nous sommes rencontrés par une Parole de vie et d’amour.
Frères et sœurs, la Fédération protestante de France (son président le pasteur François Clavairoly, vous salue fraternellement) a choisi en cette année 2017 de célébration du 500ièmeanniversaire de la Réforme ce slogan cette exhortation : Vivre la Fraternité ! La FPF donne en outre quelque points d’application pour illustrer ce programme :

- dire toujours plus clairement ce qu’être chrétien signifie dans le monde d’aujourd’hui ;
- porter avec d’autres un message de paix et de justice notamment autour de deux défis :
• l’accueil inconditionnel des réfugiés, la défense du droit des migrants ;
  l’écologie, la justice climatiqu
Voilà ce qu’ici aussi à Beyrouth nous pouvons partager et vivre ; l’Ecoute de la Parole de Dieu et sa pratique pourraient en être la condition de possibilité.
Oui Dieu ne t’abandonne pas et Il te donne ce qu’il demande, c’est bien cela son Amour pour toi, pour nous !

B.A.