mardi 29 janvier 2013

Le Combat perdu de l'Eglise....

Par Danièle Hervieu Léger : Directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), sociologue, elle a dirigé, de 1993 à 2004, le Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux (CNRS/EHESS) et a présidé l'EHESS de 2004 à 2009.

Paru dans Le Monde le12/01/2013

Dans le débat sur le mariage pour tous, il n'est pas étonnant que l'Eglise catholique fasse entendre sa voix. Le soin qu'elle prend d'éviter toute référence à un interdit religieux l'est davantage. Pour récuser l'idée du mariage homosexuel, l'Eglise invoque en effet une "anthropologie" que son "expertise en humanité" lui donne titre à adresser à tous les hommes, et non à ses seuls fidèles. Le noyau de ce message universel est l'affirmation selon laquelle la famille conjugale - constituée d'un père (mâle), d'une mère (femelle) et des enfants qu'ils procréent ensemble - est la seule institution naturelle susceptible de fournir au lien entre conjoints, parents et enfants, les conditions de son accomplissement.

En dotant cette définition de la famille d'une validité "anthropologique" invariante, l'Eglise défend en réalité un modèle de la famille qu'elle a elle-même produit. Elle a commencé de mettre en forme ce modèle dès les premiers temps du christianisme, en combattant le modèle romain de la famille qui s'opposait au développement de ses entreprises spirituelles et matérielles, et en faisant du consentement des deux époux le fondement même du mariage.

Dans ce modèle chrétien du mariage - stabilisé au tournant des XIIe-XIIIe siècles -, le vouloir divin est supposé s'exprimer dans un ordre de la nature assignant l'union à la procréation et préservant le principe de la soumission de la femme à l'homme. Ce serait faire un mauvais procès à l'Eglise que d'occulter l'importance qu'a eue ce modèle dans la protection des droits des personnes et la montée d'un idéal du couple fondé sur la qualité affective de la relation entre les conjoints. Mais la torsion opérée en en faisant la référence indépassable de toute conjugalité humaine n'en est rendue que plus palpable.

Car cette anthropologie produite par l'Eglise entre en conflit avec tout ce que les anthropologues décrivent au contraire de la variabilité des modèles d'organisation de la famille et de la parenté dans le temps et l'espace. Dans son effort pour tenir à distance la relativisation du modèle familial européen induit par ce constat, l'Eglise ne recourt pas seulement à l'adjuvant d'un savoir psychanalytique lui-même constitué en référence à ce modèle.

Elle trouve aussi, dans l'hommage appuyé rendu au code civil, un moyen d'apporter un surplus de légitimation séculière à son opposition à toute évolution de la définition juridique du mariage. La chose est inattendue si l'on se souvient de l'hostilité qu'elle manifesta en son temps à l'établissement du mariage civil. Mais ce grand ralliement s'explique si l'on se souvient que le code Napoléon, qui a éliminé la référence directe à Dieu, n'en a pas moins arrêté la sécularisation au seuil de la famille : en substituant à l'ordre fondé en Dieu l'ordre non moins sacré de la "nature", le droit s'est fait lui-même le garant de l'ordre immuable assignant aux hommes et aux femmes des rôles différents et inégaux par nature.

La référence préservée à l'ordre non institué de la nature a permis d'affirmer le caractère "perpétuel par destination" du mariage et d'interdire le divorce. Cette reconduction séculière du mariage chrétien opérée par le droit a contribué à préserver, par-delà la laïcisation des institutions et la sécularisation des consciences, l'ancrage culturel de l'Eglise dans une société dans laquelle elle était déboutée de sa prétention à dire la loi au nom de Dieu sur le terrain du politique : le terrain de la famille demeurait en effet le seul sur lequel elle pouvait continuer de combattre la problématique moderne de l'autonomie de l'individu-sujet.

Si la question du mariage homosexuel peut être considérée comme le lieu géométrique de l'exculturation de l'Eglise catholique dans la société française, c'est que trois mouvements convergent en ce point pour dissoudre ce qui restait d'affinité élective entre les problématiques catholique et séculière du mariage et de la famille.

Le premier de ces mouvements est l'extension de la revendication démocratique hors de la seule sphère politique : une revendication qui atteint la sphère de l'intimité conjugale et familiale, fait valoir les droits imprescriptibles de l'individu par rapport à toute loi donnée d'en haut (celle de Dieu ou celle de la nature) et récuse toutes les inégalités fondées en nature entre les sexes. De ce point de vue, la reconnaissance juridique du couple homosexuel s'inscrit dans le mouvement qui - de la réforme du divorce à la libéralisation de la contraception et de l'avortement, de la redéfinition de l'autorité parentale à l'ouverture de l'adoption aux célibataires - a fait entrer la problématique de l'autonomie et de l'égalité des individus dans la sphère privée.

Cette expulsion progressive de la nature hors de la sphère du droit est elle-même rendue irréversible par un second mouvement, qui est la remise en question de l'assimilation, acquise au XIXe siècle, entre l'ordre de la nature et l'ordre biologique. Cette assimilation de la "famille naturelle" à la "famille biologique" s'est inscrite dans la pratique administrative et dans le droit.

Du côté de l'Eglise, le même processus de biologisation a abouti, en fonction de l'équivalence établie entre ordre de la nature et vouloir divin, à faire coïncider de la façon la plus surprenante la problématique théologique ancienne de la "loi naturelle" avec l'ordre des "lois de la nature" découvertes par la science. Ce télescopage demeure au principe de la sacralisation de la physiologie qui marque les argumentaires pontificaux en matière d'interdit de la contraception ou de la procréation médicalement assistée. Mais, au début du XXIe siècle, c'est la science elle-même qui conteste l'objectivité de ces "lois de la nature".

La nature n'est plus un "ordre" : elle est un système complexe qui conjugue actions et rétroactions, régularités et aléas. Cette nouvelle approche fait voler en éclats les jeux d'équivalence entre naturalité et sacralité dont l'Eglise a armé son discours normatif sur toutes les questions touchant à la sexualité et à la procréation. Lui reste donc, comme seule légitimation exogène et "scientifique" d'un système d'interdits qui fait de moins en moins sens dans la culture contemporaine, le recours intensif et désespéré à la science des psychanalystes, recours plus précaire et sujet à contradiction, on s'en rend compte, que les "lois" de l'ancienne biologie.

La fragilité des nouveaux montages sous caution psychanalytique par lesquels l'Eglise fonde en absoluité sa discipline des corps est mise en lumière par les évolutions de la famille conjugale elle-même. Car l'avènement de la "famille relationnelle" a, en un peu plus d'un demi-siècle, fait prévaloir le primat de la relation entre les individus sur le système des positions sociales gagées sur les différences "naturelles" entre les sexes et les âges.
Le coeur de cette révolution, dans laquelle la maîtrise de la fécondité a une part immense, est le découplage entre le mariage et la filiation, et la pluralisation corrélative des modèles familiaux composés et recomposés. Le droit de la famille a homologué ce fait majeur et incontournable : ce n'est plus désormais le mariage qui fait le couple, c'est le couple qui fait le mariage.

Ces trois mouvements - égalité des droits jusque dans l'intime, déconstruction de l'ordre supposé de la nature, légitimité de l'institution désormais fondée dans la relation des individus - cristallisent ensemble en une exigence irrépressible : celle de la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe, et de leur droit, en adoptant, de fonder une famille. Face à cette exigence, les argumentaires mobilisés par l'Eglise - fin de la civilisation, perte des repères fondateurs de l'humain, menace de dissolution de la cellule familiale, indifférenciation des sexes, etc. - sont les mêmes que ceux qui furent mobilisés, en leur temps, pour critiquer l'engagement professionnel des femmes hors du foyer domestique ou combattre l'instauration du divorce par consentement mutuel.

Il est peu probable que l'Eglise puisse, avec ce type d'armes, endiguer le cours des évolutions. Aujourd'hui, ou demain, l'évidence du mariage homosexuel finira par s'imposer, en France comme dans toutes les sociétés démocratiques. Le problème n'est pas de savoir si l'Eglise "perdra" : elle a - beaucoup en son sein, et jusque dans sa hiérarchie, le savent - déjà perdu.

Le problème le plus crucial qu'elle doit affronter est celui de sa propre capacité à produire un discours susceptible d'être entendu sur le terrain même des interrogations qui travaillent la scène révolutionnée de la relation conjugale, de la parentalité et du lien familial. Celui, par exemple, de la reconnaissance due à la singularité irréductible de chaque individu, par-delà la configuration amoureuse - hétérosexuelle ou homosexuelle - dans laquelle il est engagé.

Celui, encore, de l'adoption, qui, de parent pauvre de la filiation qu'elle était, pourrait bien devenir au contraire le paradigme de toute parentalité, dans une société, où quelle que soit la façon dont on le fait, le choix d'"adopter son enfant", et donc de s'engager à son endroit, constitue le seul rempart contre les perversions possibles du "droit à avoir un enfant", qui ne guettent pas moins les couples hétérosexuels que les couples homosexuels.

Sur ces différents terrains, une parole adressée à des libertés est attendue. Le mariage homosexuel n'est certainement pas la fin de la civilisation. Le fait qu'il puisse constituer, si l'Eglise n'a pas d'autre propos que celui de l'interdit, un jalon aussi dramatique que le fut l'encyclique Humanae Vitae en 1968 sur le chemin de la fin du catholicisme en France n'est pas une hypothèse d'école.

DHL
 

jeudi 10 janvier 2013

Un peu d'histoire pour mieux comprendre aujourd'hui...


Les réformateurs et le mariage pour tous au XVIe siècle !

Conférence de Marianne CARBONNIER-BURKARD, maître de conférences honoraire à l’Institut protestant de théologie, vice-présidente de la Société d’histoire du protestantisme français, à la SHPF le mercredi 9 janvier 2013.

Au risque de décevoir, autant prévenir tout se suite : ni Luther ni Calvin n’ont été des partisans du « mariage pour tous » au sens qu’a aujourd’hui l’expression dans le débat politique franco-français, à savoir l’ « ouverture du mariage aux personnes de même sexe ». Cependant, à la lettre, les réformateurs ont bel et bien été des champions du mariage pour tous. Je me propose de montrer qu’il ne s’agit pas là simplement d’un jeu de mot, et qu’un détour par le XVIe siècle peut donner matière à des considérations actuelles (ou Inactuelles ou Intempestives). L’éloignement dans le temps permet aussi de suspendre les passions. Allons-y.

Rendez-vous à l’hôtel de ville de Zürich, le 29 janvier 1523. A ce moment, Huldrych Zwingli, prêtre prédicateur de la ville, présente devant les autorités du canton 67 thèses pour un débat public, une « dispute », en vue d’une réforme de l’Eglise, sur le fondement de l’Ecriture. Parmi ces thèses, celle-ci :
Tout ce que Dieu a permis ou n’a pas défendu est juste. C’est pourquoi nous enseignons que le mariage est bon pour tous les humains.

Cette proposition apparemment consensuelle était polémique. « Nous enseignons » : ce sont des contestataires qui parlent. Ils s’opposent entre autres à la norme du célibat ecclésiastique,
et par là ils mettent en cause la doctrine de l’Eglise, tout l’ordre de l’Eglise.
La source luthérienne, « hérétique » donc, de cette thèse contestataire n’était pas douteuse : depuis quelques mois, des pamphlets venus d’Allemagne circulaient sur ce sujet.
Très vite, le mariage des prêtres, et plus largement la valorisation du mariage, a été l’un des marqueurs de la Réforme protestante.
Il s’agit à la fois de changement dans la doctrine théologique et de changements pratiques.
J’examinerai ces changements sous le double aspect qu’implique la formule « bon pour tous les humains » :
- La valorisation (même la sanctification) du mariage par les réformateurs
Une dissociation entre le mariage et l’Eglise (la désacralisation du mariage) par les mêmes réformateurs

1. La valorisation (sanctification) du mariage

Concernant le mariage, la doctrine de l’Eglise au XVIe siècle reste ambivalente.
D’un côté, elle tient le mariage, laissé aux laïcs, comme une « œuvre de la chair », un état inférieur au modèle de la « perfection chrétienne », l’état religieux voué à la chasteté.
De l’autre, elle reconnaît au mariage des atouts : le mariage a été institué par Dieu au Paradis selon le livre de la Genèse (Gn 2) et ré-institué par le Christ qui cite la Genèse (Mt 19) ; après le péché originel, il est devenu un « remède à la concupiscence » selon l’apôtre Paul (I Co 7), mais aussi, selon le même apôtre (Ep 5), sacrement de l’union du Christ avec son Eglise ; d’où un triple « bien », suivant saint Augustin : la procréation (proles), la fidélité entre époux (fides), l’indissolubilité de l’union de volontés et de chair, qui est sacrement (sacramentum).
Cependant, depuis la fin du XVe siècle, l’air du temps est à la critique de la vie monastique et à une certaine promotion religieuse des laïcs, des « gens mariés ». Erasme y contribue, en particulier dans un ouvrage au parfum de scandale (Encomium matrimonii, 1518), où il raille l’idéal de « virginité » de la vie « religieuse », et loue le mariage, institué par Dieu « au commencement », « grand sacrement », au surplus délicieux et nécessaire au genre humain. Les théologiens de Louvain froncent les sourcils. Erasme esquive, prétendant pour sa défense qu’il s’agit un simple essai de rhétorique.
Luther, lui, tout professeur de théologie qu’il est, religieux et prêtre (mais excommunié depuis 1521) ne s’embarrasse pas des précautions de l’humaniste. Après avoir critiqué les vœux monastiques, Luther publie, en 1522, un petit traité au sujet De la vie conjugale1. En fait un sermon : Luther prêche la parole de Dieu. Dans la Genèse, aussitôt après avoir créé l’homme, Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je veux lui faire une aide à ses côtés » (Gen. 2, 18) : ce sera Eve, tirée de la côte d’Adam ; au premier homme et à la première femme, Dieu dit : « Soyez féconds et multipliez » (Gn 1,27). Cette parole, écrit Luther, est plus qu’un commandement, c’est « une œuvre divine qu’il ne nous appartient pas d’empêcher ou de négliger, mais qui est aussi nécessaire que le fait que je sois homme ». C’est ainsi que Dieu a institué le mariage, l’union de l’homme et de la femme, et l’a déclaré « bon ». Cet ordre bon de la Création n’a pas été remis en cause par la Chute ; il n’est pas devenu un moindre mal, un simple « remède au péché » (ce qu’il est aussi, car il canalise les débordements de la sexualité naturelle) ; il reste « l’état que Dieu a institué et dans lequel il a placé sa Parole et son bon plaisir, qui rendent saintes, divines et précieuses les œuvres, la vie même et les souffrances de cet état ».
Le mariage est bon en lui-même, dans sa quotidienneté triviale. Luther se met à la place d’un père qui prie en ces termes :
Ô Dieu ! Parce que je suis certain que tu m’as fait homme et que c’est de mon corps que tu as engendré l’enfant, je sais aussi avec certitude que cela te plaît par dessus toutes choses et je te confesse que je ne suis pas digne de bercer le bébé ni de laver ses couches ni de prendre soin de lui et de sa mère…

Et Luther commente :

Si un homme se mettait à laver les couches ou à s’acquitter auprès de son enfant de quelque autre tâche méprisable, et si tout le monde se moquait de lui et le tenait pour un sot et pour un homme efféminé, alors qu’il agit uniquement (…) dans la foi chrétienne ; dis-moi, mon cher, qui aurait, ici, le plus sujet de se moquer de l’autre ? Et Dieu rit avec tous les anges et toutes les créatures, non pas de ce qu’un homme lave les couches, mais de ce qu’il le fait dans la foi… 3.

Pour Luther, le mariage et la famille deviennent modèles de la « perfection chrétienne ». Il sont en effet le lieu de la vraie foi (autrement dit la confiance dans la Parole), et l’accomplissement de l’œuvre divine de la création ; alors que les vœux monastiques et la règle du célibat, loin de la parole de Dieu, ne sont que des inventions des hommes. Mariage et famille sont aussi le lieu de la vraie pureté, la vraie chasteté, contre la pseudo-chasteté « des nonnes et des moines ». Luther souligne le renversement opéré dans la hiérarchie traditionnelle des états de vie : « J’ai voulu m’opposer aux blasphémateurs qui rabaissent l’état conjugal tellement loin derrière l’état virginal… Aux yeux de Dieu, écrit-il, on n’a le droit de placer aucun état au-dessus de l’état conjugal ». Il pousse l’audace jusqu’à placer la famille naturelle, même celle d’une prostituée, au-dessus de l’état ecclésiastique.
Le traité de Luther De la vie conjugale connut un succès foudroyant.
On retrouve d’ailleurs ses thèmes, la polémique contre le vœu de célibat, de pair avec la louange du mariage, chez les prédicateurs « évangéliques » dans l’Empire et en Suisse, dans les années 1520-1535 (en particulier chez Zwingli, et en Suisse romande chez Guillaume Farel).
Il ne s’agissait pas seulement de discours.

Le 9 novembre 1523, Antoine Firn, de Haguenau, curé de la paroisse Saint –Thomas à Strasbourg (curé concubinaire, comme la plupart de ses collègues à Strasbourg), faisait célébrer son mariage à la cathédrale. Le curé Matthieu Zell prononça le sermon et termina par cette exhortation :
Cher Antoine, sois sans crainte, car tu es bienheureux de rompre par cet acte avec l’Antéchrist [l’Eglise romaine qui s’oppose à l’Evangile par ses interdits]. Tu as pour toi Dieu et sa Parole ! ne t’inquiète pas de l’opinion des hommes ; l’un blâme, l’autre loue. Ne t’inquiète pas non plus de ce qui pourra t’en advenir de pénible : toutes choses tourneront à ton bien. Tu serais expulsé, tu serais condamné à périr ; ni l’exil, ni la mort ne peuvent rien sur toi : tu fais ce que Dieu t’a commandé de faire contre son ennemi, contre l’Antéchrist ; sois sans crainte !
On perçoit la fièvre eschatologique, liée à l’angoisse de ce moment de transgression publique de la tradition de l’Eglise. Grand scandale à l’évêché.
A cette époque, les mariages publics de prêtres et de religieux se multiplient, devenant la modalité usuelle du passage à la Réforme évangélique.
Ces mariages ont été le signal concret d’un nouvel ordre du monde chrétien, visible de tous, même les non-lettrés. Bien des laïcs qui fermaient les yeux sur les concubinage des prêtres ont été choqués par cette violation inouïe d’un ordre considéré comme sacré.
Parmi ces laïcs, je pourrai citer Florimond de Raemond, un magistrat bordelais, auteur de l’histoire de « l’hérésie de ce siècle » (la Réforme protestante). Il écrit à la fin du XVIe siècle (donc déjà à distance des événements) : il raconte avec horreur le mariage de Luther avec une nonne échappée du couvent (tout un chapitre sur le sujet), et plus loin il décrit les changements en Suède à l’arrivée des prédicateurs luthériens :

Ce fut un étrange mélange de mariages infames, & incestueus, qu’on vid partout, odieus au Ciel & à la terre. Personnes dignes de foy de ce païs-là ont écrit que l’Archevéchesse de Stocolme à sa premiere grossesse, s’accoucha d’un grand nombre de grenouilles, & une autre Prétresse au lieu d’un enfant eut une guenon….Bref, le monde à l’envers (tout de même un peu exagéré).

A vrai dire, déjà autour de 1530 la polémique contre le célibat ecclésiastique passe à l’arrière-plan dans les territoires passés à la Réforme, mais la promotion du mariage pour tous ne faiblit pas, diffusé par les catéchismes protestants et la prédication. Partout est enseigné que la vie conjugale est pour tous les humains le modèle de la vie bonne voulue par Dieu.
C’est ce que martèle le Grand catéchisme de Luther (un catéchisme à l’usage des pasteurs et des maîtres) : Le mariage est « l’état le plus universel, le plus noble qui soit répandu dans toute la chrétienté, voire dans le monde entier ».
Si le mariage est « l’état le plus universel », c’est bien qu’il n’est pas un sacrement de l’Eglise.

2. La dé-sacramentalisation du mariage par les réformateurs

Dès 1520, Luther a fait sienne la critique lancée par Erasme, à propos du passage de l’épître aux Ephésiens (Ep 5, 32) toujours cité pour justifier le mariage comme l’un des sacrements de l’Eglise : « Les deux seront une seule chair, c’est là un grand sacrement ».
C’est à tort que la Vulgate traduit le grec « mysterion » par « sacramentum » et à tort que les théologiens ont appliqué le mot au mariage. De plus, ce qui fait le sacrement, selon Luther, c’est la promesse de grâce de Dieu et un signe établi par Dieu. Or le mariage n’a ni promesse de grâce ni signe établi de Dieu. Ces points d’exégèse et de théologie étant réglés, reconnaissons, dit Luther, que le mariage des « infidèles » n’est pas moins vrai, pas moins saint, que celui des chrétiens (à soutenir le contraire, nous nous exposerions « au rire des infidèles »).
La critique du sacrement de mariage est reprise par tous les réformateurs, avec les mêmes arguments.
Sur cette base, Bucer, le réformateur de Strasbourg, repense l’institution du mariage6 à l’aide des catégories du droit romain impérial (reprises par les canonistes, mais Bucer veut retourner aux sources ; il présente le droit romain comme l’expression du « droit naturel ») : le mariage n’est pas un « contrat-sacrement » comme le soutiennent les canonistes, mais un pur « contrat entre un homme et une femme qui consiste en une totale communauté de vie en toutes choses divines et humaines », sous tendue par l’ « affection conjugale », càd une « ardente » « affection et charité mutuelle ». Le mariage des chrétiens le même que celui que Dieu a institué à la Création pour tous les hommes, est donc le mariage monogame par échange des consentements d’un homme et d’une femme et cohabitation.
Le socle du droit naturel (droit romain) déclaré conforme à l’Ecriture, permet à Bucer et aux protestants humanistes de couper court à des tentatives marginales de « radicaux » pour légitimer, Bible en main, des formes extrêmes de « mariages pour tous » :
la polygamie (comme Berhard Rothmann, l’un des chefs des anabaptistes de Münster en 1537 : dans une perspective de fin du monde, il mettait en exergue, outre l’exemple des patriarches, les paroles de la Genèse : « Croissez et multipliez »)
autre modèle jugé aberrant par les réformateurs : celui d’une totale liberté sexuelle (comme des petits groupes de libertins spirituels aux Pays-Bas).

L’opposition des réformateurs au mariage sacrement, contre toute la tradition de l’Eglise depuis au moins le XIIe siècle, devait déclencher les foudres du Concile de Trente contre les « hérétiques » protestants (en 1547 puis en 1563) : le concile réaffirme le mariage comme sacrement, et la compétence exclusive de l’Eglise sur les affaires de mariage.

On comprend que la novation doctrinale de Luther était politiquement sensible.
Dès lors que le mariage n’est plus considéré comme un sacrement , il ne relève plus du droit canonique, ni des juridictions ecclésiastiques. Son fondement dans la parole de la Genèse, pour l’humanité entière, fait rentrer le mariage dans le champ des « affaires temporelles ». Pour Luther, pour Melanchthon, pour les théologiens et juristes protestants de l’Empire, le mariage est « chose politique et civile ». Aux autorités politiques de légiférer sur les mariages, les conditions de la formation du lien et de sa dissolution. A des magistrats le soin de régler les contentieux du mariage.
Pour Calvin aussi, à Genève, la compétence de l’Etat est de droit en matière de mariage (compétence législative et judiciaire).
Touchant les différents en causes matrimoniales pource que ce n’est pas matière spirituelle, mais mêlée avec la politique, cela demeurera à la Seigneurie. Ce néanmoins avons avisé de laisser au Consistoire la charge d’ouïr les parties, afin d’en rapporter leur avis au Conseil8.

Donc à Genève, le consistoire, organe de l’Eglise composé de pasteurs et de magistrats, joue-t-il un rôle important dans les affaires de mariage, mais un rôle moral, infra-judiciaire. Ce sera le cas aussi dans les nouvelles Eglises réformées en France, légalisées par l’édit de Nantes, tenues d’observer le droit canonique, seul compétent dans le royaume en matière de mariage. Les Français n’avaient pas le choix.

Dans les territoires protestants tant luthériens que réformés, une fois le droit canonique aboli, un nouveau droit a été reconstruit par les magistrats, s’inspirant des réformateurs, avec parfois la collaboration directe des réformateurs.
Quels ont été les traits de cette « réformation » du mariage ? Ils sont de plusieurs sortes :

les causes d’empêchements du droit canonique, tellement nombreuses et sources de revenus pour l’Eglise, via le système des dispenses- sont drastiquement limitées : parenté par le sang [≠ jusqu’au 4e degré canonique : petits-enfants de cousins] et par l’alliance ( limités à ceux de Lv 18= entre ascendants et descendants en ligne directe, frères et sœurs, beaux-frères et belles-soeurs) ; parenté spirituelle (supprimé) ; ordres sacrés et vœux (supprimés) .
Voilà qui va encore dans le sens du mariage pour tous.
[de même l’empêchement des « temps clos » (avent et carême) est supprimé]

En sens inverse, le consentement des parents est renforcé, de même que la cérémonie publique à l’église, qui deviennent des conditions de validité du mariage.
Sur ce plan, le mariage des protestants apparaît moins « libéral » que celui des canonistes classiques : la doctrine canonique, non sans hésitations sur le rôle du prêtre dans le sacrement de mariage, était arrimée au droit romain de l’Empire, purement consensualiste (« L’échange des consentements fait les noces »), avec les inconvénients du défaut d’une publicité obligatoire : « mariages clandestins », risque de bigamie.
Au XVIe siècle, en France notamment, les élites et la bourgeoisie contestaient cette vieille doctrine qui favorisait les « mariages clandestins » au détriment de la puissance paternelle et de l’intérêt de la société. Les protestants ont été bien sûr du côté des modernes, en l’occurrence du côté des pères contre l’Eglise.
Sous la pression des gallicans, le concile de Trente, en 1563 (décret Tametsi ), fera aussi du consentement des parents, ainsi que des bans et de la célébration à l’église une condition de validité du mariage.
Comme ce nouveau droit canonique de l’Eglise catholique, les ordonnances politiques des luthériens et des réformés (aussi de l’Eglise d’Angleterre) prévoient les bans et la cérémonie publique à l’église, réglée par une liturgie célébrée par le pasteur, conditionnent aussi de la validité du mariage. Cependant ces cérémonies dérivées de la cérémonie médiévale, suivies de l’enregistrement, n’impliquent pas une autonomie de l’Eglise en matière de mariage (même si la symétrie avec la cérémonie canonique est facteur d’ambigüité).

La répression de toute sexualité hors mariage, en particulier de l’adultère, est durcie, car contraire à l’ « honneur du mariage ». C’est une conséquence de la promotion-sanctification du mariage par les réformateurs. Le phénomène est à vrai dire général dans l’Europe moderne, mais tout spécialement dans les territoires réformés, grâce à l’instance de contrôle moral qu’est le consistoire.

Mais surtout, et là il s’agit d’une rupture majeure dans le cadre de la société traditionnelle : l’indissolubilité du mariage chrétien n’est plus la norme absolue, le divorce est autorisé (divorce avec possibilité de remariage). Luther s’est lancé le premier dans la claire justification du divorce, une fois rejeté son caractère sacramentel ; dans son sermon De la vie conjugale, il l’ouvre à différentes causes : impuissance, adultère, refus du devoir conjugal…. Calvin de son côté prévoit le divorce pour cause d’adultère (du mari comme de la femme), absence de plus de dix ans, ou abandon du domicile conjugal.
Bucer est allé le plus loin, à la fois dans l’analyse du divorce et dans sa libéralisation : il relit en exégète les Evangiles avec l’Ancien Testament, le droit romain, la valeur de l’ « équité « ; il conclut - que Jésus Christ n’a pas aboli le divorce juif (Mt 19, 7-9) ; - que si la « communauté d’affection » n’existe plus entre époux, le mariage n’existe plus, ce qui autorise à le rompre formellement ; - enfin que le remariage est autorisé « à tous vivans », même aux conjoints coupables, puisque , selon l’apôtre Paul, « il vaut mieux se marier que brûler » (I Co 7,9). Encore une propagande de théologien pour le mariage pour tous ?
Sans être aussi extensif que dans le modèle de Bucer, le divorce mis en usage sous l’impulsion des réformateurs devait être pour plusieurs siècles une ligne de démarcation entre pays protestants et pays catholiques. L’institution du divorce est bien l’indice d’une sécularisation du mariage, même si celle-ci, au XVIe siècle, est encore dans le cadre d’un Etat chrétien, autrement dit d’une Eglise d’Etat.

***
Je conclus.
Parce qu’il était l’état des laïcs, le mariage a été l’un des révélateurs de la révolution luthérienne au XVIe siècle. Sur ce terrain, les réformateurs ont accéléré, parfois lancé, un bouleversement de représentations, de symboles, de pratiques vénérables, voire sacrées. Ils ont osé proclamer en langue du peuple des nouveautés distillées par Erasme : la sainteté du mariage, comme l’ordre bon de la Création, - le mariage pour tous, qui va de pair avec la désacramentalisation du mariage. Ouvrant la porte à une sécularisation du mariage, les réformateurs ont entraîné à leurs côtés des juristes et des politiques, tout en suscitant des affrontements violents, jusqu’à cliver durablement les pays d’Europe.
Contrecoup des guerres de religion du XVIe siècle, l’existence de minorités confessionnelles à l’intérieur d’un Etat, a indirectement contribué à étendre la sécularisation du mariage. Ainsi en France, après la révocation de l’édit de Nantes, des juristes gallicans, lecteurs de Grotius et autres jurisconsultes protestants de l’Ecole du droit naturel, ont imaginé un modèle de mariage civil pour les « non-catholiques » du royaume : c’est l’édit de 1787, qui sur le point du mariage préfigure la loi de septembre 1792 instituant le mariage civil, et à sa suite, sous la plume de Portalis, le Code civil de 1849.

La mémoire de toutes ces grandes batailles qui ont conduit au mariage civil, le mariage pour tous, sans distinction de religion, de parti ou de race, empêche de rester sourd aux voix de nouveaux changements dans l’institution du mariage. Même aux voix d’un changement qui touche à la définition usuelle du mariage, comme le propose l’actuel projet de loi « ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ».

En même temps, n’aurions-nous pas (« nous » : citoyens français, protestants…)  en préalable à tout changement, un devoir de mémoire à l’égard de cette histoire du mariage civil, à partir de ses sources du XVIe siècle ? Ceci afin de prendre la mesure du changement, et de l’inscrire dans une histoire collective et un projet collectif.

Or la stratégie politique semble être de minimiser le changement en question, sans doute pour contrer des adversaires qui diabolisent ce changement. On entend ainsi, en haut lieu, que le changement ne touchera que le mariage civil : mais en France, à la différence de la plupart des pays, le mariage civil est le mariage, le mariage du Code civil, du pacte commun qui rassemble tous les Français.

Et si on lit l’exposé des motifs du projet de loi, on ne peut qu’être déçu. Les seuls motifs énoncés dans ce texte pour changer l’institution du mariage (et par ricochet, celle de la filiation) dans le Code civil des Français sont
1. L’évolution de l’opinion des Français, aujourd’hui majoritairement favorables à l’ouverture du mariage aux « personnes de même sexe »
2. Le souhait des « couples de personnes de même sexe » de pouvoir se marier et adopter des enfants.
N’est-ce pas un peu court ?

Pour secouer l’institution romaine et faire advenir un nouveau monde, Luther en appelait à la parole de Dieu dans la Genèse, pour accueillir la Révolution française dans le Code civil, Portalis invoquait le droit de la Nature, l’histoire de France, l’idée du bonheur.
Au nouveau projet de loi sur le « mariage pour tous », ne manque,-t-il pas, au fond, un réformateur au souffle long, qui puisse entraîner tout un peuple pour espérer le rassembler ?

Je laisse cette question ouverte.

Marianne CARBONNIER-BURKARD  

 

mardi 8 janvier 2013

Dorothée Sölle, engagée et mystique…


Si la théologie de la libération émane des pays du Sud, il existe en Europe une théologie dite « politique » et de libération sociale, comme celle de Dorothée Sölle (1929-2003). Elles expriment, elles aussi, la nécessité d’une transformation radicale des structures économiques et politiques, afin d’assurer plus de justice et de paix dans les pays riches et dans le reste du monde. Dorothée Sölle est une théologienne luthérienne bien connue en Allemagne pour son engagement politique, écologiste et féministe. Elle a milité contre la course aux armements et pour plus de justice sociale dans les pays du Sud et dans sa propre société. L’itinéraire de Dorothée Sölle l’a conduit de Karl Marx à Denys l’Aréopagite. C’est à une « mystique de la libération » qu’aboutit la quête de cette femme remarquable. Elle a signé son testament spirituel dans un ouvrage paru dans les années 1990, intitulé Mystique et résistance.

Au départ, Dorothée Sölle, lectrice des grands théologiens de son temps tels que Rudolf Bultmann, insiste sur le caractère existentiel de la foi : il s’agit de la vivre concrètement. Elle refuse le dieu des métaphysiciens pour rester fidèle au Dieu de la Bible. Mais elle conteste l’insistance bultmannienne sur l’eschatologie (la fin des temps), dans la mesure où cette perspective nous dispenserait d’œuvrer ici et maintenant au changement de la situation matérielle de l’humanité. S’inspirant de l’analyse marxienne, Dorothée Sölle rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de comprendre le monde, mais aussi de le changer. C’est l’engagement pour une société plus humaine qui nous sort du « Sein Zum Tode » (être-pour-mourir), qui hantait la conscience des existentialistes de son temps, dont Heidegger.

La liberté pour les autres

Dorothée Sölle conteste la prière « privatisante » c’est à dire la prière qui ne s’accompagne pas d’engagement social concret. Prier pour « nos responsables politiques » ou « pour la justice et la paix » sans plus, est aussi contestable, dit-elle, que de prier pour la pluie sans planter des arbres et arrêter la désertification. Nous n’avons pas le droit d’attendre « l’aide de l’Au-delà » sans nous sentir concernés activement. A ce genre de prière qu’elle compare à un emplâtre sur une jambe de bois, elle préfère une demande du genre : « Donne-nous, Seigneur, la créativité de nous battre contre ce qui maintient nos frères dans la misère. »

Pour elle, une prière authentique consiste à exprimer à Dieu la souffrance ressentie, parce que son Royaume n’est pas encore réalisé. Consolés et fortifiés par cette prière, nous pouvons alors aller à l’essentiel : faire, à la suite de Jésus, l’œuvre de Dieu envers nos frères. Ainsi, nous endossons la coresponsabilité de l’avenir du Royaume, et nous écartons de nous la tentation de laisser à un Dieu « magique » les tâches qui nous incombent à nous. L’action sociale et politique, dit Dorothée Sölle, est l’occasion d’affirmer vigoureusement notre personnalité, affirmation faite de détermination et de créativité, comme Jésus nous en montre l’exemple quand il dit : « On vous a dit que…. Mais moi je vous dis… ». Le Christ ne plie pas devant les situations acquises, les habitudes, les intrigues des pharisiens.

« Je te le dis, lève-toi … ». La fermeté qui émane d’une telle phrase et que nous devons faire nôtre, renvoie à la force créatrice de Dieu qui crée à partir de ce qui n’est pas. A l’exemple de Jésus ainsi que dans le discernement et la puissance de l’Esprit, nous devenons capables de nous affirmer sans peur, de contester l’injustice, la violence, la pollution. « Faites face, déclare Dorothée Sölle, regardez en face les fauteurs de guerre ! » Il s’agit d’être libre, comme Jésus était libre. Et elle précise qu’il s’agit d’une liberté-pour-les-autres, et non d’un simple libre arbitre égocentré. Cette liberté-là est le secret de la créativité et du bonheur. C’est ainsi qu’elle estime que Jésus était l’homme le plus heureux de la terre.

De l’extérieur à l’intérieur

Dorothée Sölle a vécu, à l’occasion de son divorce, une souffrance aiguë et profonde. Elle cherche à rendre compte de l’importance de « la nuit » qu’elle traverse elle-même et qu’elle découvre chez les mystiques. Elle évoque pour cela l’expérience d’échec du prophète Elie, sa fuite devant la fureur de Jézabel (1 R, 17-19). Elie, exténué, cherche à mourir sous un genêt. Fortifié par l’ange de Dieu qui lui porte à manger, il poursuit cependant son chemin pendant quarante jours et quarante nuits. Dans la grotte où il s’est endormi, il entend une voix qui l’appelle au-dehors. Il finit par entendre Dieu, non dans les phénomènes spectaculaires – tempête, tremblement de terre, feu – mais dans le souffle léger de la brise. Elie doit quitter ses idées sur Dieu. Il découvre un Dieu intime, non plus terrifiant et totalement extérieur. Mais ce Dieu intime ne l’invite pas à demeurer dans l’extase. Il l’envoie vers le monde pour poursuivre son œuvre prophétique. Il s’agit de faire nôtre la cause de Dieu.

Dorothée Sölle insiste sur la nécessité du « départ ». Il s’agit d’un arrachement. Suivons les mystiques qui sont entrés dans la nuit et en sont ressortis transformés. Il convient – à la suite d’Elie – de partir au loin, vivre intensément les deuils, assumer les échecs, puis faire retour à « l’Origine de la vie ». Ce retour à l’Origine indicible passe pour elle par une plongée dans l’inconscient, évoquée symboliquement dans l’histoire d’Elie par son endormissement dans une grotte – véritable matrice. Le siècle des Lumières et les progressistes actuels ignorent ce mouvement régressif. Ils ne valorisent que le progrès. Dorothée Sölle indique qu’il y a lieu d’aller « de l’extérieur à l’intérieur, de la vie à une certaine mort, du progrès à un retour en arrière, du mouvement à l’arrêt, de l’ego au soi, de l’extériorité postnatale à la matrice prénatale de toute chose ».

L’expérience de l’échec, la mort à soi et le retour aux origines sont des éléments dorénavant constitutifs de la quête de cette femme, militante radicale devenue mystique. Comme Elie eut à abandonner l’idée qu’il se faisait de Dieu, nous sommes appelés à abandonner nos propres convictions, notamment celle d’un Dieu tout puissant – une représentation d’ailleurs devenue intenable après Auschwitz. Il convient aussi de quitter l’idée qu’on se fait du monde, dit-elle, non pour le fuir, mais pour l’habiter autrement, en tant que prophète. Il est capital qu’après le « départ » – perdre ses certitudes, faire l’expérience de l’échec et de la souffrance, renoncer au petit moi – il y ait un « retour ». Il s’agit de renoncer au monde dans un mouvement de kénose (ou de Gelassenheit), mais pour s’y engager à nouveau de manière différente, non possessive, détachée, généreuse.

Un nouveau regard

Les compagnons de lutte de Dorothée Sölle, d’autres théologiens proches de la théologie de la libération se sont interrogés sur ce thème du départ qu’elle a développé avec tant de conviction : Dorothée est partie, mais va-t-elle encore revenir ? Elle a répondu : « Oui ,je reviens. Mais je ne suis plus comme avant ». Elle a touché à un niveau de profondeur qui la rend en quelque sorte étrangère au monde. Elle a vécu des moments intenses qui lui ont donné à la fois « plénitude » et « distance ». Elle évoque la théologie négative ou apophatique pour dire que son expérience lui a inspiré un lâcher-prise envers Dieu (c’est-à-dire envers l’image qu’elle se faisait de Dieu). Avec maître Eckart et Denys l’aréopagite, elle préfère la « théo-poésie » à la « théo-logie » : il s’agit d’un regard émerveillé devant l’indicible beauté du projet divin et ainsi que d’un engagement radical pour contribuer à sa réalisation. Dorothée Sölle parle donc « d’émerveillement radical ». L’extase mystique nous sort de la banalité, de la laideur et de l’égoïsme, elle nous permet de voir le monde avec les yeux de Dieu. La louange mystique de tout ce qui est « bon » mène à la résistance sociale pour restaurer ce qui a été abîmé. Essayer de voir comme Dieu les affligés, victimes du profit et de la violence, c’est se laisser porter par « une mystique de la libération ». En somme, l’union mystique à Dieu nous livre plus qu’un nouveau regard sur Dieu : un nouveau regard sur le monde.

Le mystique est dans le monde mais non du monde, dit Dorothée Sölle. Son regard est celui de l’étranger qui s’étonne. Il a vu combien le rêve de Dieu pour l’être humain est beau et comment il est trahi par l’injustice sociale, la pollution et le machisme patriarcal. Il a compris que le productivisme capitaliste et son consumérisme nous ont brouillé la vue. Il est saisi par la déshumanisation qu’engendrent le matérialisme et la marchandisation du monde. Il a touché au désir de vie de Dieu, ami de l’homme.

La mystique comme élan

La mystique change le regard, mais ne donne pas de recettes. Elle ne livre pas de solutions toutes faites. L’expérience mystique permet à Dorothée Sölle de dépasser les oppositions simplistes héritées de la Guerre froide ainsi que les analyses péremptoires sur la lutte des classes. Elle permet de laisser advenir un autre langage pour ranimer l’idéal de liberté et de dignité pour tous. Elle permet de formuler une autre promesse, plus profonde que celle de l’avenir envisagé par les sciences sociales et les politiques partisanes. Ce discours tire sa force mobilisatrice de sa relation à l’Origine de la vie. Il constitue un « retour » à l’évidence : la vie en société ne peut pas être que ça ! La mondialisation telle qu’elle se présente aujourd’hui ne peut être la « fin de l’histoire » vantée par les thuriféraires du néolibéralisme et du messianisme nationaliste américain. On ne saurait faire preuve de plus d’arrogance impériale et ethnocentrique.

Cette mystique-là est le terreau fertile de la résistance à la déshumanisation consumériste qui menace de nous faire perdre nos racines et à la déshumanisation par la misère qui sévit dans les pays qui souffrent de la faim. Dorothée Sölle invite à « quitter » sans savoir où l’on va, là où manquent les concepts et les outils d’analyse. Elle en appelle à une liberté sans destination précise, à une disponibilité à la transcendance. La mystique relève d’un « élan vital » qui rend possible le service du frère dans l’écoute de Dieu. C’est ainsi que la mystique permet de passer d’une « herméneutique du doute et de la critique » (Nietzsche, Marx, Freud) à une « herméneutique du désir » L’herméneutique est l’art de l’interprétation des textes : espérer le Royaume et désirer ardemment y contribuer, ayant vu le monde et le frère avec les yeux de Dieu. Elle comble les lacunes de l’engagement sécularisé qui risque de se fonder sur une rationalité trop étroite. Mystique et résistance est un appel à l’engagement. Dieu a besoin des hommes. Il agit à travers nos engagements. La théologie de la libération n’est pas réservée aux communautés chrétiennes des pays du Sud. Les chrétiens d’Europe ont une responsabilité planétaire, aux dimensions de la mondialisation.

Cette mystique de la libération débouche, comme toutes les mystiques, sur du concret. En l’occurrence, du concret aux dimensions sociales et politiques.

Thierry Verhelst
http://www.trilogies.org/spip.php?article187

 

vendredi 4 janvier 2013

Epiphanie : ce qui est manifeste ou manifesté, ce qui se laisse voir....


« A la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie… ils lui rendirent hommage et … se retirèrent par un autre chemin » Matthieu 2, 1-12

C’est l' Epiphanie, c’est à dire en français une manifestation, qui a pour fonction de se faire voir. Les dieux et les déesses dans l’Antiquité restent le plus souvent dans le monde des dieux et des déesses mais de temps en temps ils s’offrent une manifestation sur un autre terrain celui des humains par exemple. Ils se font voir et admirer. Aujourd’hui ce ne sont plus les dieux mais bien des humains de chair et de sang qui se font voir, et se manifestent ! Par exemple :  l’armée israélienne a fait son épiphanie ! en entrant dans le territoire de Gaza...

Un roi grec régnant sur la Judée ancienne se fit appeler Antiochus IV Epiphane (175-164 av JC); il se révéla un persécuteur des juifs qui se révoltèrent et furent persécutés ; il se vit voir, se manifesta en dédiant le temple de Jérusalem à Zeus Olympien, ce fut la désolation de la désolation !

C’est l’Epiphanie de Jésus ; il se révèle sans rien demander à personne, il n’envahit personne et  se fait voir à ceux et celles qui le veulent bien. Il nous en reste des traces, visuelles et gustatives, celles des rois mages avec la galette des rois qui se manifeste comme une couronne et qui suscite par la fève trouvée la possibilité d’être à notre tour des rois et des reines éphémères qui peuvent venir à leur tour rendre leurs hommages : on a perdu seulement la fin de l’histoire et sa signification relative à l’enfant de la crèche !

Le texte de l’Epiphanie de Jésus dans la description de la venue des rois mages vient nous interpeller dans plusieurs directions.

1- La mondialisation d’abord. Elle n’est  pas une nouveauté ; le monde gréco-romain s’identifiait au monde ; certes on savait qu’il y avait de la périphérie mais au-delà du périphérique ! C’était bien des barbares. Ici avec Matthieu apparaît concernant la place et le rôle de Jésus la venue d’un autre monde positif, cultivé, savant, riche, et laudatif. Dés le début de son évangile, Matthieu qui avait institué la venue du Christ au cœur du peuple d’Israël, voici que l’universalité du personnage de la crèche est reconnue par un ailleurs qui vient de loin et qui n’est plus menaçant. 

Désormais et selon lui, il faudra se méfier du centre et de l’intérieur représenté par Hérode et voir d’un autre œil ceux qui viennent de loin et qui savent aussi et qui croient aussi.

La personne de Jésus, ses actes et ses paroles, sa destinée même, de la crèche à la croix et pour la foi de ses témoins de la croix à la crèche, tout cela doit être accessible à tous, doit revêtir une forme d’universalité.

La foi chrétienne est peu sensible à la mondialisation si cela signifie : concentration de connivence et d’absence de pluralité. La foi chrétienne est sensible surtout le jour de l’Epiphanie à l’universel. C’est à dire à l’événement particulier qui a lieu une fois pour toute, dans un cadre bien précis et qui s’ouvre et qui est accessible au plus lointain. Le message du Christ est pour tous. L’universel et le lointain sont participants de l’événement spécifique. Quelqu’un a dit que l’universel « c’est le particulier moins les murs » !

Tous les évangiles vont être sensibles à ces deux dimensions qui se rejoignent : le lointain et le proche, le public et le privé, le politique et le religieux, l’intérieur et l’extérieur, le particulier et l’universel. L’évangéliste Luc remplacera les mages par les bergers comme pour dire qu’on reste avec lui à l’intérieur du cadre mais que l’on va chercher dans cet intérieur les plus ordinaires et les plus frustes des personnages de l’histoire. Le plus juif des évangiles celui de Matthieu a besoin d’air et d’élargissement avec les Mages. Lui qui ne croit qu’en l’Ecriture et la parole de Dieu, il va donner droit à une autre culture qui va lire non pas son Ecriture juive mais l’écriture du ciel celle du parcours de l’astre, qui les remplit de joie.

Tout cela nous concerne, frères et sœurs. Et tout cela revêt pour les Eglises chrétiennes une grande importance aujourd’hui. On pourrait dire qu’il y va de notre crédibilité et de notre fidélité au message premier de l’Evangile de Jésus le Christ.

2- Si l’Epiphanie c’est bien une manifestation universelle de Jésus comme Christ, faut-il dire que ce christianisme est universel et qu’il concerne toutes les cultures et tous peuples ? C’est bien comme cela qu’il s’est répandu qu’il a gagné en audience et qu’il est allé avec souffrances parfois de Jérusalem à Rome en passant par Athènes et Constantinople. C’est, selon cette stratégie de l’universel qu’il a été dominant et dominateur, absorbant tout apport étranger et rejetant surtout toute discordance au nom d’une d’unité qui se voulait universelle.

Nous n’en sommes plus là. Nous disons aujourd’hui : chacun sa zone d’influence ; si vous appartenez à telle culture par ex. l’indonésienne vous serez plutôt musulman, si vous êtes Indien vous serez indou, si vous êtes occidental vous serez chrétien… Les chrétiens ont renoncé à convertir le monde. Il se trouve que d’autres religions ont des tendances universalistes très fortes aussi  ne sont-elles pas prêtes à renoncer au prosélytisme et à la conquête.

Il arrive qu’aujourd’hui au nom du respect de chacun, nous renoncions à la proclamation à l’annonce ou en ce jour à l’Epiphanie du Christ nous renoncions à affirmer sa pertinence non seulement sur ma vie mais aussi sur la vie de monde entier tel qu’il est.

Nous savons bien quelles erreurs et tragédies peuvent conduire des aveuglements et des fanatismes chrétiens. Aujourd’hui il arrive que ce ne sont plus les chrétiens qui imposent ou persécutent ; mais il arrive qu’ils soient persécutés et qu’ils n’arrivent plus ni à dire leur foi ni même à exister comme chrétiens ou comme Eglises du Christ.

Y-a-t-il une autre voie entre une indifférence trop respectueuse et une domination roulant comme un rouleau compresseur ?

3- Il me semble que cette autre voie se décline par l’engagement personnel de chaque chrétien. Cette autre voie renonce définitivement à passer par l’intermédiaire des pouvoirs humains pour dire la foi chrétienne. A cet égard, le texte de l’Epiphanie est subtil. La relation avec le roi Hérode s’établit à l’arrivée ; après la rencontre de l’enfant de la crèche, elle est délibérément rejetée. « Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin ».

Nous sommes appelés à découvrir à inventer et à parcourir cet autre chemin. L’Epiphanie nous entraîne non sur des chemins trop connus, ceux que l’histoire a bien souvent parcourus ; mais sur un ou des chemins nouveaux, ceux sur lesquels notre foi dans une version non timide mais assurée, ira à la rencontre de tous et de chacun quelque soit son passé, son enracinement, quelque soit sa culture. La foi chrétienne n’est peut être pas la seule foi possible mais nous croyons que c’est sans doute la moins pire ! 

Certes chacun peut exprimer sa religion, sa foi, ses croyances, dans le respect des autres différents ; la foi chrétienne ne renonce pas à être transmise et annoncée pour que d’autres la rencontre et se mette à en vivre. La foi chrétienne qui rencontre l’universel le jour de l’Epiphanie n’abdique pas et ne s’enferme pas dans des murs et des églises ; elle ne s’enferme pas dans des consciences individuelles mais elle est résolument tournée vers les autres différents ; la foi chrétienne née à l’intérieur et ne vit que dans une extériorité celles des autres différents.

Il se pourrait que les chrétiens soient trop timides, par respect des autres. Il se pourrait que notre foi soit trop timide car trop limitée à nous-mêmes, trop enfermée dans notre for intérieur.

      Le jour de l’Epiphanie, cette foi ose la rencontre et ose se dire à d’autres afin qu’ils connaissent aussi comme les mages en Judée et comme les chrétiens, une vraie et grande joie.

     Comme le disait déjà le prophète Esaïe : « Mets–toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée ! »