mardi 4 juin 2013

Le beau temps arrive...


Histoire du  mauvais temps ....

Art. paru dans Le Monde du 2 juin 2013

Autrefois porteur de famine, un printemps capricieux peut éveiller encore en nous le sentiment de notre fragilité


 
Aujourd'hui, le mauvais temps figure très largement parmi les propos usuels des citadins, et pour cause. Il est source de plaintes incessantes : promenades annulées, inondations dans l'Aube, week-end at home devenus insupportables par leur répétition, prolongation de la coûteuse saison du chauffage.
 
Les grands hommes n'étaient pas nécessairement à l'abri  des banalités  usuelles en ce domaine : lors d'une rencontre de Charles de Gaulle avec l'un de nos écrivains les plus importants, les deux personnalités, qui par ailleurs n'avaient pas grand-chose à se dire, eurent une conversation assez plate au sujet des abats d'eau qui noyaient à ce moment les vitres du manoir de Colombey.
 
A Paris et ailleurs, ces temps-ci, les terrasses des cafés sont maintes fois désertes du fait de ce qu'un vieux militant aujourd'hui oublié, Etienne Fajon (1906-1991), lors d'une Fête de L'Humanité transformée en déluge, appelait " les éléments déchaînés " dans le style fleuri d'un instituteur de la Belle Epoque.
 
Les agriculteurs actuels ont, vis-à-vis d'un climat qu'ils tiennent à tort ou à raison pour déréglé, leurs réactions habituelles : ils blâment la tardivité saisonnière du développement des fruits et légumes dont la qualité risque de baisser cette année. Ils seront éventuellement inquiets dans le plus long terme pour leurs récoltes de céréales, qui finiraient par être affectées si le temps frais, voire pourri et hyperpluvieux, se prolongeait, comme l'affirment les bonnes âmes de la météo.
Mais cette éventualité fâcheuse, tout à fait concevable, n'est absolument pas certaine. En effet, on ne peut prévoir le temps qu'il fera avec quelque certitude qu'à huit ou dix jours de distance.
 
Et pourtant, certains spécialistes qui se considèrent peut-être avec raison comme mieux informés ne se gênent pas pour annoncer prochainement un été pourri. Comme me le disait ces jours-ci un grand agriculteur de Normandie : " Le mauvais temps, c'est le temps qui dure ", s'agissant de pluies et de froidures. Quant à la sécheresse, elle n'est point à l'ordre du jour ces temps-ci.
 
Imaginons cependant que les méchancetés printanières actuelles, avec un temps couvert et hyper pluvieux qui fait gémir, outre les presses, de nombreuses personnes depuis plusieurs mois, se prolongent au cours des semaines et des mensualités à venir. Bien entendu, c'est éventuellement l'inverse qui peut se produire, soit le retour du beau temps. Mais restons-en à l'hypothèse du pire, coutumière ces jours-ci.
 
Supposons également, hypothèse supplémentaire et contrefactuelle, que nous sommes placés dans une situation de pauvreté quasi globale, typique d'un monde médiéval ou d'Ancien Régime économique. Il s'agirait donc ci-après d'un millésime d'autrefois, " du bon vieux temps ", effectivement pourri sur presque toute la ligne, comme ce fut le cas lors des célèbres famines de 1314-1315, ou de 1692-1694 : moissons détruites par l'excès de pluviosité ; prix des céréales triplé ou quadruplé ; pain quotidien très cher ; mortalité accrue par l'extrême sous-alimentation et par les épidémies collatérales ; natalité diminuée par l'aménorrhée due à la famine ; émeutes de subsistance effectuées par les ménagères ; recherche éperdue d'un ravitaillement par importations en provenance de pays européens ou autres, non touchés par la disette ni par l'excès de pluies ; recours, messes et prières à la Vierge Marie, à des reliques ou à des saints protecteurs dont on mutilerait les statues afin de décider ces intercesseurs à être plus dynamiques contre les précipitations abondantes.
 
Au pire, on choisira un nouveau saint dont on puisse espérer qu'il sera plus efficace que ne l'était son prédécesseur, lui-même éventuellement incinéré par les fidèles pour cause d'impuissance quant au retour souhaitable des bons rendements du froment et du seigle.
 
Nous n'en sommes plus là du point de vue religieux. Mais de tels phénomènes étaient relativement fréquents du XIVe au XVIIe siècle. La chose devenait plus pressante encore, en particulier lorsque la disette due originellement aux pluies excessives, était compliquée par une situation de guerre extérieure ou, pire, de guerre civile.
 
Dans le premier cas, sous Louis XIV (1654-1715) par exemple, les impôts pour le financement des armées royales étaient lourdement accrus : la petite paysannerie et les pauvres des villes étaient durement atteints  et mouraient en masse, comme ce fut le cas lors de l'énorme crise de subsistances des années 1692-1693-1694, avec 1,3 millions de morts supplémentaires pour 19 ou 20 millions d'indigènes de l'Hexagone. Chiffre vingt fois millionnaire et démographique canonique qu'on avait enregistré dès les années 1340 et qui, après d'effroyables plongeons, était remonté à la surface au temps de Louis XIV, effectivement maître et souverain de vingt millions de " Français ", si l'on en croit l'historien Pierre Goubert (1915-2012). En effet, l'Hexagone était lui-même presque entièrement constitué dès cette époque grâce aux soins attentifs et guerriers du Roi-Soleil.
 
Au XVe siècle, le complexe guerre civile- guerre étrangère s'associe tragiquement lors des épisodes les plus défavorables, à une situation météo momentanément désastreuse pour les récoltes et pour l'alimentation populaire. Le cas fut particulièrement net lors de la seconde moitié des guerres de Cent Ans (1337-1453), avec les grandes famines de 1420, 1432 et 1437-1439. Les trois dernières étaient liées au froid et aux pluies abondantes, aggravées par les pillards et les soudards, anglais et autres, qui détruisaient les populations et finissaient par se détruire eux-mêmes à cause de ces famines qu'ils avaient provoquées, aidés en cela par une conjoncture météorologique trop agressive ou seulement trop humide.
 
Tel était, dans certains de ses aspects les plus négatifs, ce monde que nous avons perdu, The World We Have Lost, pour reprendre le titre d'un livre devenu célèbre de l'historien anglais Peter Laslett (1915-2001).
 
Les famines dues au froid et surtout à la pluie excessive ont disparu au XVIIIe siècle, malgré quelques incidents hivernaux puis pluviométriques. Par exemple en 1740, et beaucoup plus tard en 1802, ou encore sous la Restauration en 1816, à la suite de la considérable éruption du volcan indonésien Tambora qui affecta l'atmosphère de la planète, au point de produire diverses diminutions du rayonnement solaire par suite de l'interposition de poussières d'origines volcanique et " tamborienne ".
 
On citera aussi les fortes pluies des années 1828-1831, en France notamment. Elles contribuèrent, à l'encontre des moissons et même de l'élevage, au renchérissement des denrées agricoles et panifiables, cause, parmi bien d'autres, d'une certaine agitation populaire, parfois révolutionnaire à Paris en 1830 et à Lyon en 1832.
 
A partir des années 1860, la pluviosité parfois excessive continue de temps à autres à perturber nos récoltes frumentaires. Mais les importations de froment américain, argentin et australien suffisent pour désamorcer d'éventuelles émeutes de subsistance, qui, du coup, n'ont plus lieu d'intervenir en tant que telles, remplacées qu'elles sont par les offensives du mouvement syndical et ouvrier. Celles-ci s'attaquent à des problèmes bien différents de ceux qui concernaient jadis la miche à base de farine de froment ou de seigle.
 
A partir des années 1910-1913, on a même en France des émeutes ouvrières non plus pour le pain mais pour la viande. Cela fait partie d'un processus général de " viandisation " alimentaire, corrélatif d'un excès d'élevage à l'échelle mondiale, brésilienne. Celui-ci implique ipso facto la destruction des forêts dont les surfaces jadis plantées, dorénavant défrichées puis pâturées, perdent les capacités d'absorption du CO2 qui étaient les leurs avant le grand naufrage des arbres, contemporain de notre époque. Pour résumer, disparition partielle de l'immense manteau forestier spontané, accroissement du stock de CO2 disponible. En effet, il n'est plus capté par la vaste épaisseur sylvestre, laquelle n'existe plus en bien des endroits qu'au titre de souvenir et de nostalgie impuissante, particulièrement en Amérique du Sud, Amazonie et ailleurs.
 
Dans ce même contexte, à l'échelle non plus géostratégique mais quotidienne, l'ouvrier de la Belle Epoque, inconscient du processus global que nous venons de décrire - processus dont il fait quand même partie à titre individuel - cet ouvrier donc ne réclame plus seulement son pain quotidien mais aussi son bifteck, qui lui vient souvent de très loin, d'Argentine par exemple, dans les cargos frigorifiques et transatlantiques qui sillonnent l'océan jusqu'aux ports européens.
 
Du blé à la viande, du pain au bifteck, on pourrait ainsi évoquer dans le style de l'historien américain Thomas Kuhn (1922-1996), un véritable changement de paradigme. Et cela malgré les récriminations des scientifiques. Ils se plaignent avec raison de l'addiction de nos contemporains aux nourritures carnées. Celles-ci ont succédé de la sorte - faut-il dire définitivement ? - au bon vieux pain et autres bouillies céréalières dont se gargarisaient volontiers dans le temps jadis nos ancêtres les Gaulois.
 
 
Emmanuel Le Roy Ladurie
 
Historien français né en 1929, titulaire de la chaire d'histoire de la civilisation moderne au Collège de France et membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Il fut l'un des principaux animateurs de l'école des Annales et devint une figure emblématique de la Nouvelle Histoire.Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont " Abrégé d'histoire du climat du Moyen Age à nos jours " (Fayard, 2007)net " La Civilisation rurale " (Allia, 2012).
 

 

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