dimanche 30 septembre 2012

Du blasphème....


Par Olivier Abel.

Le monde musulman semble en feu, et nous sommes effrayés par la disproportion des réactions, le sentiment d’amalgame, le profond différend culturel que ce nouvel épisode dévoile. Les propos qui suivent visent non à dénouer le problème, mais à en distinguer quelques uns des brins. Qu’est-ce donc qu’un blasphème, qu’une offense ? Après tout un écrit, un film, ou un dessin ne font pas de violence, ne font pas de mal, au sens physique du terme. Il faut sans cesse rétablir les proportions et la réciprocité. Et pourtant il faut entendre la plainte qui s’exprime dans ces troubles.

Le paradoxe tient au fait que ce qui est un tragique blasphème pour les uns est une comédie ridicule pour les autres. C’est la leçon de critique historique que donne le Dictionnaire de Pierre Bayle, dans une période où l’intolérance religieuse régnait en France et plus largement en Europe : il n’y a blasphème que s’il est commis « selon la doctrine même du blasphémateur ». Bayle ironise : « Encore que le Temple de Delphes fût consacré à un faux Dieu, c’était néanmoins une impiété et un sacrilège que de le piller lorsqu’on croyait qu’Apollon était un vrai Dieu ». Le philosophe Wittgenstein écrivait plus récemment quelque chose de très semblable : « Que quelque chose soit ou non une faute – c’est une faute dans un système particulier. Exactement comme tel coup est une faute dans un jeu particulier et non pas dans un autre ». C’est pourquoi le blasphème est toujours le fait de l’ « autre ».

Le blasphème met donc en jeu deux différences qu’il exacerbe. D’une part la différence entre le langage ou la forme de vie de l’émetteur, et ceux du récepteur. Il faut être deux et le blasphème suppose la rencontre entre la provocation de l’émetteur et le sentiment d’offense du récepteur — les deux en sont donc responsables, en proportion variable, et il ne faut d’ailleurs pas confondre la responsabilité pénale et la responsabilité politique. Mais d’autre part le blasphème exacerbe la différence entre ceux pour qui les mots, les images, sont graves ou importants, et ceux pour qui rien n’est grave ni important. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder tant d’importance à de telles satires, et que les autres apprennent à mesurer l’importance de ce qu’ils font et disent, parfois. Et dans le cas qui nous occupe s’y ajoute le différend entre une culture « iconique », profondément basée sur la représentation, la ressemblance, l’image, et une culture « aniconique », basée profondément sur l’interdit de la représentation, l’incommensurable, l’incomparable.

Il est arrivé que des intellectuels ou des artistes musulmans demandent à des pays « occidentaux » de les protéger et de garantir leur liberté d’expression. C’est une liberté vitale, non seulement pour les individus, mais pour les sociétés : une société qui interdit ce qui brise sa propre complaisance à elle-même, son auto-flatterie, est une société malade. En ce sens on devrait dire que pour les démocraties la liberté d’expression n’est pas négociable : mais justement dès lors, cela devient notre sacré, notre religion, et qu’est ce qui viendra briser notre complaisance de libéraux, notre auto-flatterie de société libre et ouverte ?

Mais de l’autre côté il ne faut pas confondre les libertés que l’on peut prendre à l’égard de sa propre culture, pour en transgresser l’ordre, en bouleverser les présuppositions, avec les outrages et insultes à l’égard d’autres traditions, d’autres cultures que la sienne — ces injures participent de ce choc, non tant des civilisations que des « incultures », qui nous menace aujourd’hui de son manichéisme haineux et ignorant. Pour ceux qui pratiquent ainsi l’injure, tout semble dérisoire et comique, et finalement vulgaire. Le vulgaire, c’est l’insensibilité au tragique. Et cette vulgarité est dangereuse parce qu’humiliante, et que l’humiliation est une violence à retardement, qui prépare les violences de demain. Le danger vient toujours de ceux qui se sentent trop faibles, discrédités dans leur propre parole, dans ce qu’ils respectent. Face à l’humiliation il ne s’agit pas seulement de respecter l’autre, mais de respecter ce qu’il respecte, d’en tenir compte.

Sous François 1er, ceux qui étaient acquis aux idées de la Réforme tenaient les processions catholiques et leurs images comme de ridicules superstitions, ils étaient perçus comme blasphémateurs et c’est ainsi que les premiers massacres ont commencé : c’est pourquoi Calvin n’a cessé de les appeler à l’exil, pour faire cesser les provocations inutiles et les soustraire à ce processus périlleux. Mais aujourd’hui la mondialisation est passée par là, une mondialisation des techniques de communication (Youtube, etc), mais aussi une mondialisation des émotions : qui, naguère, aurait pris au sérieux un pasteur fou qui veut brûler des exemplaires du Coran ? Aujourd’hui on n’a plus le temps de filtrer, de différer, d’interpréter, de hiérarchiser. On est en « direct » : c’est le paradoxe fou d’une « médiatisation immédiate ». Le facteur principal du danger est qu’on ne peut plus mettre de distance et séparer ceux pour qui c’est juste une mauvaise blague, et ceux pour qui il s’agit d’une humiliation inexpiable. Ils cohabitent dans un monde qui s’est rétréci. Ceux qui s’estiment « libres » ne peuvent plus partir ailleurs pour constituer des « sociétés libres », de même qui ceux qui s’estiment agressés ne peuvent fermer leurs frontières et leurs écrans à ce qui se fait ailleurs dans le monde.

jeudi 20 septembre 2012

Ne pas caricaturer le débat sur les caricatures...


Par Stéphane Lavignotte
 

Le débat sur les caricatures n’a-t-il pas cette violence en raison de notre difficulté à faire la part des différents niveaux auquel il sollicite chacun de nous ? Ne nous met-il pas dans cette gêne en raison de la difficulté que nous avons à construire à la fois cette différenciation des niveaux, et à trouver un espace public bienveillant où les rassembler et les articuler ?

Premier niveau, j’exprime d’abord un point de vue personnel, de croyant ou de « non-croyant » qui n’a pas moins de croyances. Pour ma part, je dirais par exemple comme protestant : avec le bibliste et dessinateur Jean-Pierre Molina, s’appuyant sur la lecture des exagérations des récits de l’Ancien testament et les paraboles de Jésus, je pense qu’en théologie, la dérision peut-être une forme du respect et la caricature l’opposé de l’idole. En effet, une image délibérément déformée empêche de se prosterner devant elle. La caricature - quand elle est réellement critique de la religion, et pas incitation à la haine de l’autre - a un éminent intérêt : elle me rend sensible aux caricatures dans lesquels j’enferme moi-même les choses auxquelles je crois - y compris si j’ai une interdiction de les représenter - jusqu’à les transformer en idole. Du point de vue de ma foi, j’ai besoin qu’on caricature, qu’on critique le Christ qui guide ma vie, pour me garder de le transformer en idole et m’empêcher de me transformer en idolâtre.

Mais j’exprime là un point de vue subjectif concernant ma foi personnelle. Je ne peux pas dicter à un autre croyant - a fortiori d’une autre religion - comment il traite cette question du point de vue de sa subjectivité. Cela ne veut pas dire que le dialogue sur le sujet serait impossible. Je peux passer du niveau personnel à celui du niveau inter-religieux : je veux le comprendre pour faire évoluer ma vision de Dieu, du beau et du juste ; j’exprime mon sentiment et je le mets à disposition du dialogue.

Je peux alors poser une question commune. Par exemple : Dieu, Jésus ou Mohamed sont-ils uniquement des figures de la subjectivité privée ? Dieu n’a-t-il offert ces histoires qu’aux croyants et aux administrations religieuses ? Ne les a-t-il pas offert au monde, au monde entier, aux croyants comme aux bouffeurs de croyants ? Si Dieu les a offert au monde, les croyants et les pouvoirs religieux ne sont pas théologiquement légitimes à pouvoir définir quelle est la seule image autorisée des personnages des traditions spirituelles. En les enfermant dans la répétition à l’identique de la tradition, en les soumettant à leurs intérêts de machines administratives, en les enfermant dans leurs imaginaires sociaux, les rapports de classe ou leurs rapports de genre - ce qui est inévitable mais c’est là que la critique est fructueuse - les croyants et les administrations religieuses ne figent-ils pas en idoles Bouddha, Mahomet, Jésus ? J’ai la conviction que si et qu’ils leurs font perdre tout caractère subversif.

Mais c’est là un débat de croyants. Les croyants vivent aussi - non de manière clivée, mais avec des continuités et des contradictions qu’il faut penser - sur un autre plan : celui de la politique. Je dois donc passer au niveau public, qui a ses propres croyances. Dans un régime démocratique, le principe général est que tout ce qui est dans l’espace public peut-être soumis au débat. La décision publique, les valeurs de la société, les actes et les opinions des acteurs publics sont soumis à un débat, ils ne sont plus depuis les Lumières imposés par un état ou une administration religieuse. Mohammed, Jésus, Bouddha ne sont pas seulement les figures de nos croyances privées - à la limite cela arrangerait les laïcards les plus féroces - ils sont aussi des personnages publics, ils inspirent des raisonnements et des engagements publics. Il est difficile d’invoquer pour eux dans le même temps le droit à l’espace public et l’exception quant au principe démocratique de mise en débat qui le définit.

Il est vrai qu’il y a des exceptions à la mise en débat public. Il y a la vie privée. Mais non seulement, comme on vient de le dire, les croyances débordent du privé sur le public, mais on peut se demander dans quelle mesure, un comportement exposé publiquement - mettre en scène sa vie de famille dans la propagande politique, avoir une visibilité religieuse en public, etc. - ne doit pas dès lors être soumis aux règles de l’espace public, donc du débat. Autre exception au droit d’expression, les expressions racistes : elles ne sont pas considérées comme des expressions mais comme étant en elles-mêmes des actes de violences et pouvant entraîner des actes de violences. La législation sur l’interdiction des propos sur la négation de la Shoah en est une variante, condamnant une forme d’expression raciste qui avait trouvé une manière vicieuse de contourner la loi. A la différence de l’équipe de Charlie-Hebdo et de Caroline Fourest, je crois que l’islamophobie - cacher du racisme anti-arabe sous une critique de la religion - existe, se développe. Les divers procès gagnés par le MRAP montrent que la loi permet de réprimer, ce nouveau détour raciste. La dernière plainte déposée par l’association permettra de dire si le dessin sur « le prophète à la bombe dans le turban » est de l’ordre du racisme ou de la critique de la religion. La frontière est parfois mince entre les deux, la justice est là pour trancher, et nous avons le droit d’ici-là d’en débattre dans la limite du respect des personnes, voir des biens.

Mais le droit n’est pas la seule dimension de l’espace public. On peut même penser qu’il serait dangereux de lui faire jouer un autre rôle que celui de garde-fou, d’évitement du pire, et par exemple aller plus loin aujourd’hui dans une limitation du droit de la presse et de la liberté d’expression. Avec Judith Butler, je m’inquiète d’une volonté de judiciariser, de modifier la loi pour condamner plus facilement qui, non seulement ouvre la porte à tous les glissements, mais évite de s’interroger sur l’ensemble des dimensions - par exemple, le racisme institutionnel - qui offrent aux discours de haine leur efficacité, et je soutiens l’invitation de la philosophe du queer à d’abord dévier politiquement les injures. Il y a, non seulement un danger, mais aussi une certaine facilité à toujours chercher les solutions dans de nouvelles lois, une manière de s’exonérer de ses responsabilités de « société » - qu’il faut défendre comme le disait Foucault.

Comme l’exprimait Tocqueville, une fois construit la démocratie comme système de droit, il faut inventer les qualités - la vertu disait-on à l’époque - qui en font une société et permettent par exemple de faire que la liberté ne se transforme pas en guerre de tous contre tous. Cette vertu est à la fois une culture - la culture démocratique - et un sentiment, une envie produite d’abord par la société : vouloir vivre ensemble. Ce niveau - le dernier niveau de notre raisonnement - du vouloir vivre ensemble est plus délicat que les autres car il a la caractéristique de remettre ensemble les niveaux jusque-là séparés : une fois dit le droit, nous avons d’autant plus envie de vivre avec les autres, nous participerons d’autant plus à la production de la culture démocratique, à l’amélioration du droit, que nous n’avons pas à laisser au placard une part ou une autre de nous-mêmes, que nous avons l’impression d’être accueillis - et non discriminés ou regardés de travers - par les autres, que nous nous sentons en confiance et en dialogue.

En ce sens, le problème des caricatures - en dehors des aspects de racisme qui ne sont pas négligeables et qui seront à trancher par la justice - est moins qu’elles existent, mais qu’elles restent trop seules dans le champs du débat critique sur ce que les religions mettent dans le panier du débat public. Les caricatures ne seraient-elles pas passées plus inaperçues, s’il existait un continuum - et non un vide - critique entre ces dernières - qui sont produites par des dessinateurs-locuteurs dans l’intention explicite de provoquer, choquer, faire réagir, c’est leur vertu et leur limite - et les positions des personnes très attachées - collées - aux figures caricaturées ? Les réactions n’auraient-elles pas été moins vives s’il existait toute une palette de positions critiques, des plus amicales aux plus vives ?

Nos désaccords ne seraient-il pas plus désirables s’il existait des zones de confiance - l’expression est de Tariq Ramadan - un vouloir vivre ensemble plus fraternel qui permettre à chacun de déplier ses différents niveaux de raisonnement et de sentiment, devant les autres, y compris ses sentiments de moquerie et inversement de blessure ou de colère, en se sachant écouté et susceptible de se voir confié les mêmes sentiments - y compris contradictoires - des autres ? Un espace public régit par le droit de paraître et de se retirer où l’on peut poser - selon une figure du Nouveau testament travaillée par le philosophe protestant Olivier Abel - la question : « Qui dites-vous que je suis ? ».

La vertu nécessaire aujourd’hui pour notre vouloir vivre ensemble, c’est - comme y appellent des intellectuels musulmans aussi différents que Tariq Ramadan ou Rachid Benzine - celle de l’engagement à rencontrer l’autre. Il est urgent que des personnes soucieuses de confiance et de critique entrent en débat, que les croyants - mais aussi les « non croyants » qui ne le sont pas tant que ça - dialoguent en dehors des ronds de jambe de l’inter religieux institutionnel. Ne pas laisser l’espace public uniquement rempli des positions guerrières c’est en même temps construire - y compris pour une planète marquée à la fois par la proximité crée par la mondialisation et la persistance de l’hétérogeneïté des valeurs - un espace public plus égalitaire, moins monoculturel - et j’entend là aussi les questions de genre et de classe - à la fois plus bienveillant et plus critique pour la diversité. Constuire un vouloir vivre ensemble suffisant pour désirer nos désaccords ; un espace public nous permettant de soutenir nos désaccords, de construire - selon l’expression d’Olivier Abel - des désaccords dont la formulation est acceptée par tous, des désaccords représentatifs pour les comprendre et les résoudre ou pas, mais les vivre ensemble pour différer chacun et différer ensemble.
 


 

jeudi 13 septembre 2012

Qui suis-je au dire des humains ? Et vous qui dites-vous que je suis ?

Lecture de l'évangile selon Marc ch. 8 :



27  Jésus s’en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples : « Qui suis–je, au dire des hommes ? »

28  Ils lui dirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres, l’un des prophètes. »

29  Et lui leur demandait : « Et vous, qui dites–vous que je suis ? » Prenant la parole, Pierre lui répond : « Tu es le Christ. »

30  Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne.

31  Puis il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite.

32  Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander.

33  Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre ; il lui dit : « Retire–toi ! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

34  Puis il fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui–même et prenne sa croix, et qu’il me suive.

35  En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile, la sauvera.

Qui suis-je au dire des humains ? Et vous qui dites-vous que je suis ?


Ces questions retentissent au centre de l’Evangile : la confession de Pierre : Tu es le Christ de Dieu, fait charnière ; elle pointe un avant, celui de l’enseignement et du compagnonnage de Jésus qui aboutit à cette affirmation si forte et un après où s’inaugure le temps du don de l’ultime et de la passion. Cette même question a deux destinataires : les foules et vous les disciples : les réponses données semblent étranges et problématiques : les réponses données des foules se perdent dans le silence de Jésus  celle donnée par Pierre provoque sa réprobation. 

Combien il eût été plus facile, si Jésus avait dit clairement qui il était. Combien ce serait mieux si c’était clair ! Si Dieu se manifestait avec éclat et de façon évidente pour tous, alors il n’y aurait  plus de problème. J’entends souvent ces objections  qui veulent voir et rendre clair la présence de Dieu.

Des gens ont vu et entendu  Jésus pendant un, deux ou trois ans, dans un petit pays, à leur côté et il pense qu’il s’agit de son cousin Jean Baptiste ou bien un prophète des temps jadis. Ils ont vu Jésus agir tellement de façon vitale tellement au petit et grand soin à l’égard des autres, qu’ils pensent qu’il est un ressuscité, d’une sorte de revenant. Jésus reste une question qui appelle des réponses. Si Jésus avait dit un jour : voilà qui je suis ! On n’en parlerait plus vraiment. Tous ceux qui se sont définis eux-mêmes sont peu intéressants pour les autres. Mais dit-on vraiment cela ? Peut-on vraiment se dire soi même ?  Notre carte d’identité dit-elle vraiment qui nous sommes ? Notre réputation bonne et mauvaise à la fois, les rumeurs, les on-dit décrivent –ils bien la réalité d’une personne ordinaire et complexe.

Ceci fait penser aux enfants à peine nés chez qui on cherche à tout prix à retrouver les yeux du père, le nez de la grand-mère et les colères de l’oncle, sans voir qu’on l’enferme un peu vite dans des ressemblances qui ne disent rien en fait de ce qu’il sera, lui. Et s’il était autre chose que des petits bouts de tous ceux qui l’ont précédé ? Et si une personne était toujours plus compliquée qu’une définition ou une ressemblance, plus difficile à saisir qu’un objet que l’on étiquette ? Alors,  Jésus a peut-être à voir avec ses illustres prédécesseurs, et pourtant il ne se résume pas à ces références. Il est autre que le duplicata de ce qui s’est passé dans l’histoire de sa famille et de son peuple.

Nous ne serons jamais bien placés et qualifiés pour dire, qui nous sommes. Ce sont toujours les autres qui, à des moments très particuliers de notre existence, des moments de relation en particulier, pourront dire sans doute un aspect de ce que nous sommes pour eux ; non pas ce que nous sommes en vérité, en soi  mais ce que nous sommes pour eux pour elles. Nous sommes le produit de quelqu’un d’autre ; les autres sont là grâce à Dieu pour nous dire dans la joie et la reconnaissance comme dans la douleur et le rejet ce que nous sommes et ce que nous sommes pour eux.

Mystérieusement, il en est de même pour le Christ comme pour Dieu. Toute définition  est une faute car elle nous laisse croire que nous avons Dieu à notre disposition. Nous sommes appelés à dire sans doute ce qu’il est au delà des clichés.

Aussi il me paraît utile de considérer encore ce matin cette distinction que l’on trouve dans l’Evangile, entre la question de l’identité du Christ adressée aux foules et la même question adressée aux disciples. Nous sommes à la fois et selon les moments : comme les autres humains et en même temps comme des disciples.

Qui suis-je aux dire des hommes ? Depuis le début de l’histoire du christianisme cette question à reçu toutes sortes de réponses :

Jésus a été considéré comme un maître de sagesse, pour celles et ceux qui étaient particulièrement réceptifs à ses paroles de vie, à ses élans de méditations dans le sermon sur la montagne dans les béatitudes ou les paraboles. Si l’on veut méditer sur l’existence humaine sur le sens de la vie et des relations avec les autres il y a sous cet aspect de la matière.

Jésus a été considéré comme un thérapeute, un guérisseur, par celles et ceux qui sont attentifs au fait que la plupart de ces gestes et de ces paroles concernent effectivement le corps et les relations inter-personnelles.

Jésus a été considéré comme un révolutionnaire dans son rapport difficile avec le judaïsme de son temps, dans la subversion qu’il a apporté et manifesté dans le rejet des codes et règlements qui écrasent ; dans sa recherche et son affirmation d’un idéal de justice et d’amour dès ici-bas avec sa grande méfiance à l’égard des personnages de pouvoir civils ou religieux.

Jésus a été considéré comme une figure éminente dans la longue liste des martyrs des suppliciés injustement condamnés, en quelque sorte sacrifiés sur l’autel de la raison d’état ou d’une politique religieuse douteuse.

Jésus a été considéré comme le fondateur de la laïcité car personne mieux que lui ne l’a définie aussi bien en disant qu’il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. 

Je pourrais et vous aussi continuer cette liste qui, comme celle que lui rapporte les disciples : en l’identifiant à Jean Baptiste, ou à Elie, ou à un prophète d’autre fois, n’est ni fausse,  ni juste. Une liste devant laquelle Jésus ne s’exprime pas et ne s’explique pas. Comme si c’était un passage nécessaire comme si il fallait en passer par là au moins pour commencer.

Une liste qui dit la personnalité multiforme de Jésus vue par d’autres ; une personnalité si riche que rien ne convient vraiment si ce n’est de venir au devant de nos envies de nos souhaits de nos goûts comme pour mieux les reconnaître et  sans doute mieux essayer de les vivre. Sous cet angle aussi Jésus n’est pas un personnage d’abord enfermé dans le cercle étroit de la religion et du sacré.

 Dans la présentation de la vie de Jésus par les témoins qui ont écrit les évangiles, au fond qu’est-ce qui nous intéresse ? Est-il un modèle d’identification dont nous rêvons, que nous souhaitons, que nous attendons ou espérons comme au premier regard, comme au premier degré ? Sa personnalité vue par d’autres, vient nous rejoindre, nous rencontrer, hors du temple, hors de la religiosité et du sacré qui sont pour lui plus un carcan qu’une liberté.

Et vous –disciples- qui dites-vous que je suis ? Quelqu’un parle souvent pour les autres c’est la fonction de Pierre. Encore que d’autres diront des choses autrement, tout au long de leur travail d’annonce de l’Evangile.

Pierre dit sans comprendre vraiment. Tu es le Christ le messie, celui qui doit venir et qui est attendu mais tellement inattendu que ce n’est pas le moment d’en parler. Un Dieu lié à une croix ou de manière plus symbolique un Dieu qui va rencontrer d’abord celles et ceux qui sont chargés comme lui d’un poids trop lourd : voilà le messie qui approche la réalité du Christ de Dieu. Un messie qui ne fait pas rêver à des lendemains qui chantent, mais un messie qui se présente non sous son meilleur jour, non en étalant ses réussites mais en venant faire histoire, faire un bout de chemin avec les chargés et les fatigués de la vie et de l’histoire. 

Nous nous présentons sous notre meilleur jour ; il n’en est pas ainsi pour Jésus le Christ de Dieu, selon Pierre qui est en train de découvrir cela.. Il n’a pas essayé de combler les vides et nos insuffisances. Il vient les visiter. La religion de son temps est comprise voire vécue comme ce qui vient palier à notre faiblesse ; la foi est censée nous rendre plus fort. Un grand nombre de croyances et de pratiques spirituelles diverses s’accrochent sur ce penchant naturel de l’être humain à boucher les trous de son existence. Il n’en est pas ainsi pour Jésus le Christ de Dieu.

Qui suis-je pour vous ?

Dans ce texte de l’Evangile de Marc, à la suite du Christ, le chrétien est appelé à rencontrer Dieu dans les creux dans les plis de sa vie et non ^pas comme pour combler et boucher les trous de l’existence !


Et parce que nous savons qu’il nous nous a déjà sauvés, que nous avons déjà tout gagné, nous n’avons plus peur de perdre. Nous sommes libres d’être hommes et femmes, vivant avec nos plénitudes et nos solitudes ; avec nos richesses et nos faiblesses.

Une de nos tâches au cœur de ce monde, sera de sauvegarder un peu d’espace, un peu d’incertitudes, un peu d’histoires, un peu de diversité dans les identités de Jésus, pour le respecter comme il nous respecte ; par exemple en nous invitant à son repas où il est le maître du repas et l’invité où il est l’hôte – celui qui a plusieurs places et plus sieurs rôle, celui qui invite et qui est invité, comme il peut devenir maintenant le maître et l’invité de notre vie. Oui il est vraiment une question qui suscite une réponse ; il est une réponse qui appelle toujours une question.

 BA

mardi 11 septembre 2012

Pensée de la “fin du monde” et apocalyptique : une tension féconde


Le monde grec ne pense pas la fin du monde mais plutôt l’éternité et la stabilité des choses. Au premier siècle de notre ère, l’Empire romain se présente comme le prolongement de cette vision pérenne de la réalité du monde. Dans ce cadre, penser la “fin du monde” apparaît non seulement comme une absurdité mais encore comme une attitude incivique.

1. La Rome impériale ou la foi dans un monde éternel et stable

Dans la Rome “éternelle” du premier siècle de notre ère, rien n’est plus étranger à la mentalité du citoyen que l’idée de “fin du monde”. La période qui s’étend du début à la fin du premier siècle de notre ère, connue sous le nom de Pax Romana — et quoi qu’il en soit des variations locales et conjoncturelles à prendre en compte — cette période peut être qualifiée de nouvelle. Elle se caractérise en effet par une stabilité politique et un essor économique sans précédents dans l’histoire du monde. Rome prolonge l’idéal d’Alexandre le Grand et l’assume avec le pragmatisme qui caractérise la puissance impériale. Le développement des voies de communication, la prospérité économique, le mode de vie du citoyen romain offert aux élites locales conquises, le développement du “culte impérial” comme pensée politique : tout cela constitue en quelque sorte l’aboutissement, dans sa version romaine, de l’idéal d’universalisme et de cosmopolitisme voulu par Alexandre.
Cette période particulière de l’Empire est le premier moment, dans l’histoire du monde, de ce que l’on peut se risquer à appeler une “pensée unique” : aucun autre système ne s’offrant comme alternative à l’administration impériale qui articule à merveille puissance politique et militaire, développement économique et vie culturelle, provoquant l’admiration du plus grand nombre. Les témoignages sont, sur ce point, éloquents. Contentons-nous, à titre d’illustration, d’en citer deux sélectionnés parmi beaucoup d’autres :
- En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des délégués des cités d’Asie témoigne de l’impact de la puissance impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, impact qui trouve son apogée tout au long du 1er siècle de notre ère :

« Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus parfait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nouvelles (en grec : euangelia), pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste. »

- À l’autre extrémité de la période qui nous occupe, au début du second siècle de notre ère, Aelius Aristide, rhéteur de langue grecque, s’exclame :
« L’Univers est devenu une cité unique. Le monde entier est en fête. Il a quitté son équipement de guerre pour s’adonner à la joie de vivre. » .

Et de prononcer un
Eloge de Rome qui, dépassant la simple flatterie, s’extasie devant cet empire cohérent à l’administration parfaite qui, comme une « flûte fraîchement nettoyée, n’émet qu’un seul son » et qui obéit unanimement à l’Empereur, « gouverneur suprême,… pourvoyeur de toutes choses » .

Le caractère très consensuel de ces textes traduit assez précisément, non pas la réalité quotidienne de toutes les populations de l’Empire (réalité évidemment plus aléatoire quand on n’appartient pas aux classes privilégiées de la société) mais celle des témoins et acteurs principaux de cette période, à savoir les élites politiques, économiques ou intellectuelles. On comprend que, dans ce cadre là, penser la “fin du monde” apparaît non seulement comme une absurdité mais encore comme une attitude incivique : Rome est “éternelle” : sa stabilité est établie, sa force incomparable, son avenir assuré !

2. L’apocalyptique et la "fin du monde"

Il faut aller, à l’époque, du côté de l’apocalyptique juive pour trouver une pensée de la fin du monde. L’émergence de la pensée apocalyptique juive est habituellement située autour du règne d’Antiochus Epiphane IV qui aboutit à la crise maccabéenne. La pensée apocalyptique apparaît dans cette période de fortes crises où le désespoir et la souffrance sont à la fois physiques et spirituels pour tout ou partie du peuple d’Israël. À travers la pensée et l’écriture apocalyptiques différents groupes “sectaires” à l’intérieur du Judaïsme peuvent exprimer la conviction qu’ils ont encore une histoire, une espérance, un avenir. Malgré les apparences, malgré les “cieux fermés” parce que terminé le temps des prophètes qui transmettaient la parole de Dieu invitant à la repentance et au changement possible, malgré la situation catastrophique et désespérée, l’Esprit de Dieu s’adresse maintenant à des visionnaires et leur indique que tout n’est pas perdu, qu’un jour prochain, il mettra un terme à l’état présent des choses (i.e. au monde présent) et recréera une humanité nouvelle en punissant les méchants et récompensant les justes. L’apocalytique de présente donc, non seulement comme un mouvement littéraire, mais comme un mouvement social.



Dans sa théologie de l’Ancien Testament, G. Von Rad écrivait :




« Un phénomène littéraire si marquant et si surprenant à tant d’égards (i.e. l’apocalyptique) doit avoir eu ses porteurs, son milieu de vie et sa préhistoire […] En ce concerne les porteurs, les cercles où ces idées étaient cultivées, nous n’avons pu réunir jusqu’à présent aucune information sûre ». Depuis lors, de nombreux travaux ont tenté de circonscrire l’origine de cette littérature, dans son expression juive, à l’intérieur du Judaïsme du second Temple. Il n’est pas certain que l’on soit parvenu à des résultats plus sûrs !

Excursus à propos de l'origine de l'apocalyptique

Deux hypothèses principales sont en présence :



- L’hypothèse ‘classique’, défendue par Paul Hanson en particulier, situe l’apocalyptique dans la ligne du prophétisme, rejetant l’idée d’une origine étrangère (Mésopotamie, perse, hellénisme). Le livre de Daniel n’est-il pas considéré, par la LXX, comme appartenant aux livres prophétiques ? Dans cette hypothèse, Hanson suppose qu’au




« retour de l’exil une tension grandissante oppose les cercles sacerdotaux conservateurs, la hiérarchie sacerdotale responsable de la vie cultuelle de la communauté juive, aux visionnaires utopistes qui entrevoient la glorification de Sion et la conversion des païens. Si les premiers déploient une ‘eschatologie réalisée’ […] les seconds, écartés des cercles du pouvoir, mettent l’accent sur une ‘eschatologie ouverte’ qui vient critiquer toutes les institutions (à commencer par le Temple, “fait de mains d’hommes”) ; c’est parmi ces derniers qu’a pris naissance l’apocalyptique » (Abadie, p. 226). Il est à noter que l’hypothèse n’est pas nouvelle et avait déjà été formulée par Otto Plöger (Theokratie und Eschatologie, Göttingen, 1959) : pour lui aussi l’apocalyptique était enfant de la prophétie en réadaptant à la crise maccabéenne du IIe siècle avant JC des idées et des aspirations plus anciennes. Pour Plöger, les groupes porteurs de cette littérature — en particulier le livre de Daniel — sont les Hassidim. Les Hassidim sont un mouvement “piétiste” de renouveau spirituel qui naît au second siècle avant notre ère.
- À l’inverse, à la suite de Von Rad en particulier, on a pu affirmer que l’apocalyptique dérivait plutôt de la sagesse israélite. Les deux arguments principaux sont les suivants :
« d’une part l’apocalyptique se caractériserait par le déterminisme et la négation de l’histoire comme ouverte sur un changement possible, ce qui est aux antipodes de la pensée prophétique ; d’autre part, on peut y reconnaître une tendance à l’encyclopédisme des connaissances, et Daniel est incontestablement présenté comme un sage, supérieur aux représentant les plus qualifiés des sagesses païennes »
(Vermeylen, p. 322).
Sans doute, l’une et l’autre hypothèse, pris isolément sont-elles réductrices. Faut-il vraiment choisir entre prophétisme et sagesse? Ces deux termes sont-ils les seuls à devoir être considérés ? l’apocalyptique est un phénomène original qui peut avoir plus d’une racine, y compris dans certaines cultures étrangères.
« Nous parvenons plutôt à la conclusion que, complexe dans sa formulation littéraire — parce que ‘genre hybride’ par excellence—, l’apocalyptique ne l’est pas moins dans ses racines, dépendantes à la fois de l’eschatologie prophétique et de la sagesse mantique babylonienne. Comme telle, son écriture est bien plus qu’une continuation des écritures passées, elle est un lieu de rencontre entre l’héritage hébraïque le plus authentique et la sagesse divinatoire issue du monde des nations. Dans sa complexité même, la figure de Daniel, tout à la fois modèle du "Sage" et "visionnaire" prophétique en constitue le paradigme, tout entier tendu dans le double héritage d’Israël et des nations. La résident à la fois la richesse de l’apocalyptique et son rejet par la tradition rabbinique ultérieure »(1).
 











Par delà toutes ses caractéristiques formelles, par delà même les insistances “idéologiques” particulières que l’on pense pouvoir déceler (déterminisme, conception de l’histoire, dualisme) qu’est-ce qui fait l’essence de l’apocalyptique (non seulement comme littérature mais également comme mouvement de pensée) ? Qu’est-ce qui constitue la nature profonde de l’écriture et de la pensée apocalyptiques ? Que cherchent-elles à dire ? Quelle est la visée de l’apocalypticien et quelle est l’attente de son lecteur ?





3. L’essence de l’apocalyptique

On a pu répondre que, théologiquement, la littérature apocalyptique et le mouvement qui lui est lié sont caractérisés par la conviction que le monde ancien est arrivé à son terme et que le monde nouveau est sur le point d’advenir. La ligne de partage entre les deux étant l’intervention eschatologique de Dieu qui jugera les impies et récompensera ses élus traversant la tribulation des derniers temps. Dans le même sens va la proposition de Gérard Rochais
(2) qui, ‘démythologisant’ ce qui est l’expression d’une attente dans les catégories d’une époque, définit l’essence de l’apocalyptique comme « le rapport entre la question sur la possibilité du salut et la réponse donnée ». Dit autrement, peut-on attendre encore quelque chose dans la situation où nous vivons, et si oui quoi ? Cette façon d’envisager l’essence de l’apocalyptique est somme toute cohérente avec ce que nous avons pu déjà comprendre de ce qui motive la naissance de cette écriture et de l’attente des mouvements qui en sont porteurs. Cependant, elle me paraît insatisfaisante sur un point important : elle reste trop en amont et ne s’intéresse pas à la nature de la réponse que va apporter l’apocalypticien à la question qu’il se pose et qui est finalement celle de l’espérance que l’on peut avoir en l’avenir. Dit autrement : quelle conséquence l’auteur tire-t-il de sa conviction qu’un salut est possible ? Ou, pour le dire encore autrement : quelle posture son attente du salut le conduit-il à occuper face à l’histoire et face à son auditoire ? Or, il me semble que, à partir de la définition de Rochais de l’essence de l’apocalyptique, il est possible de mettre en lumière trois types possibles de réponses apportées par les écrivains d’apocalypses, trois types de réponses qui ne s’excluent ni ne se complètent forcément :

3.1. Le type ‘spéculatif’


L’apocalyptique est donc constituée par une interrogation sur le mal et sur le sens de l’histoire. “Il y a un péché de l’homme ; l’homme est souillé et pécheur en Adam, tout en étant responsable et libre ; toutefois à cette liberté de l’homme correspond un déterminisme historique, car l’histoire doit procéder vers le but voulu par Dieu et selon le temps qu’il a déterminé. À côté de l’intérêt pour l’au-delà et l’éon futur, à côté de l’intérêt pour l’histoire (et l’apocalyptique en a eu sans aucun doute une conception originale), il y a dans l’apocalyptique le problème du mal, vu comme conséquence d’une souillure dérivée d’un péché, commis avant l’histoire. On peut même dire que l’élément immuable de la constellation apocalyptique, dès son origine, est seulement celui-ci”.
(3)
“C’est “l’ordre du monde” qui est en cause : la grande préoccupation des apocalypses est de trouver la “cohérence” du monde, cohérence qui réside dans une certaine relation : la relation foncièrement dynamique, qui existe, de par le plan divin, entre les origines, le présent et l’avenir de la dyade univers/humanité”.
(4)
“Le présent est problématique ; dans l’ensemble les méchants prospères tandis que les bons sont dans l’affliction : situation bien humaine qui n’a pas besoin d’être liée à une circonstance particulière d’oppression pour faire problème. L’homme est pécheur, le mal existe. Comment accepter le scandale du monde, sinon en cherchant à le comprendre (par ses “causes”)” et à en discerner l’achèvement dans l’histoire ? Il arrive alors que, dans de nombreux textes apocalyptiques, la recherche des causes et surtout des enchaînements permettant de comprendre le déroulement à venir de l’histoire prennent la place la plus importante. La dimension spéculative est alors un trait majeur d’un texte qui prétend offrir un savoir objectif sur le devenir de l’histoire en reprenant, de façon fictive (par le moyen de la pseudépigraphie), l’histoire depuis les origines et en la déployant jusqu’à sa fin. Quoique l’on puisse penser des lectures d’apocalypses qui, au cours des siècles et encore aujourd’hui, insistent sur cette dimension prédictive, on ne peut donc nier qu’une telle prétention existe. Ainsi, l’attente du salut et la conviction qu’il est sur le point d’advenir constituent le visionnaire en celui supposé posséder la capacité de connaître, un sujet "supposé savoir" en quelque sorte. Le salut est ainsi compris comme l’acquisition d’un savoir sur l’avenir, une ‘connaissance’.

3.2. Le type ‘consolateur’


L’apocalyptique contient une promesse de libération, de salut. “Le salut est-il possible dans la situation corrompue où nous sommes, tant en raison des circonstances extérieures que de la conduite perverse de la plupart des hommes ? Relisant l’histoire, se souvenant des promesses passées encore inaccomplies, les apocalypticiens répondent par l’affirmative : le salut est possible, mais pas en ce monde-ci, dans un autre monde qui viendra à la fin de ce monde-ci, ou après ce monde-ci, ou encore dans un monde céleste alors que ce monde-ci sera anéanti… L’essence de l’apocalyptique, c’est la tension entre le salut promis par Dieu et la situation désespérée dans laquelle vit l’apocalypticien. L’essence de l’apocalyptique est le rapport entre la question sur la possibilité du salut et la réponse donnée. L’apocalypticien se pense à la fin des temps : il est tendu vers l’achèvement de ce monde et la venue du monde nouveau. Il a les yeux fixés sur le monde qui vient. Il l’appelle ; il se le représente, et ceci l’aide à supporter le quotidien. Son espérance se recueille dans les promesses de Dieu faites dans le passé et demeurées inaccomplies… c’est cette tension vers un salut promis, qui adviendra bientôt dans un autre monde, qui constitue l’essence de l’apocalyptique… À la question : à quoi bon des apocalypses dans ces temps de détresse et de manque, la réponse serait : afin de conjurer le présent en l’ouvrant à l’avenir en recueillant le passé. »
(5) Ici, c’est la dimension consolatrice qui est première. Le visionnaire se comprend comme celui a qui est donné une parole de consolation capable de donner à ses auditeurs la force nécessaire pour assumer leur présent. Le salut est audition d’une parole de consolation adressée à ceux qui souffrent.

3.3. Le type ‘prophétique’ ou ‘kérygmatique’


L’apocalyptique est constituée par la proclamation de la justice de Dieu sur le monde et l’attente de l’irruption du monde nouveau. En insistant sur cette dimension, on accorde alors une place centrale à l’idée exprimée plus haut selon laquelle la littérature apocalyptique et le mouvement qui lui est lié sont caractérisés par la conviction que le monde ancien est arrivé à son terme et que le monde nouveau est sur le point d’advenir. La ligne de partage entre les deux est l’intervention eschatologique de Dieu qui jugera les impies et récompensera ses élus traversant la tribulation des derniers temps
(6). Dans cette perspective, l’écriture apocalyptique peut se comprendre comme interpellation radicale adressée aux croyants afin qu’ils se préparent à affronter l’épreuve à venir et à échapper ainsi au jugement de Dieu par la manifestation d’une fidélité sans faille à ses exigences. La dimension est ici, prioritairement, interpellatrice. Le visionnaire se comprend comme le prophète chargé de rappeler à ses auditeurs qu’ils ont a être des veilleurs. Le salut est ‘décision’ pour Dieu en vue d’échapper au jugement qui vient.

Conclusion : Le christianisme primitif comme mouvement apocalyptique d’attente de la fin du monde


Cette compréhension particulière du monde qui est celle de l’apocalyptique est aussi, au départ du moins, celle du christianisme primitif. Affirmer cela ne va pas de soi, tant il est vrai que l’apocalyptique a mauvaise presse dans l’Église, et ce depuis les premiers siècles. Tant à cause des représentations matérialistes du Royaume qu’elle véhicule qu’à cause de l’enthousiasme qu’elle suscite… mais aussi parce que, au cours de l’histoire, elle structura la pensée contestataire au sein du christianisme (montanisme, anabaptisme…). Or, contre ce rejet plus ou moins implicite de l’apoalyptique, certains chercheurs affirment que l’apocalyptique est la « mère de toute théologie chrétienne ».

La théologie chrétienne primitive est structurée autour de la conviction apocalyptique du conflit des deux éons : le monde présent est au pouvoir du mal. La parousie imminente signifiera la venue de l’éon nouveau, irruption du monde nouveau comme contestation du monde ancien et accomplissement du droit de Dieu sur la terre. La foi chrétienne est la proclamation de l’imminence de cette manifestation. Cette compréhension apocalyptique peut évidemment se déployer en dehors du cadre strict de la forme apocalyptique. La question que pose l’apocalyptique est : à qui appartient le monde ? En contexte chrétien, le centre de l’apocalyptique est l’intronisation de Dieu et de son Christ qui est décrite comme démonstration de la justice de Dieu. La justice de Dieu comme manifestation de la revendication de Dieu sur le monde et sur l’individu. Cette double dimension est au cœur d’un débat qui traverse tout le Nouveau Testament et toute la théologie chrétienne : primauté de la dimension sociale sur la dimension individuelle ou réciproquement, du discours socio-politique sur la dimension existentiale et subjective ou réciproquement.

 

Elian Cuvillier

Faculté de théologie
protestante de Montpellier

















Notes —————————————
(1) Ph. ABADIE, "Les racines de l’apocalyptique", Le judaïsme à l’aube de l’ère chrétienne
, Paris : Cerf, 2001, p. 209-245, cf. p. 244-245.
(2)“L’influence de quelques idées-forces de l’apocalyptique sur certains mouvements messianiques et prophétiques populaires juifs du 1er siècle”, dans D. Marguerat - E. Norelli - J.-M. Poffet éds.,
Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme
, Genève : Labor et Fides, 1998, p. 177-208.
(3) P. SACCHI cité par G. ROCHAIS, op.cit., p. 189
(4) C. KAPPLER, “Introduction générale” in
Apocalypses et voyages dans l’au-delà
, C. KAPPLER, éd., Paris : Cerf, 1987, p. 15-45, cf. p. 3
(5) G. ROCHAIS, op.cit., p. 189-190
(6) Cf. R. E. STURM, “Defining the Word ‘Apocalyptic’ : A Problem in Biblical Criticism” in J. MARCUS - M. L. SOARDS eds,
Apocalyptic and the New Testament, Sheffield : Academic Press, 1989, p. 17-48, cf. spécialement p. 25-37.

(l'article ci-dessus est le texte de la conférence introductive
à la journée biblique du 18 mars 2006 au Foyer de Grenelle à Paris.
la CRAB remercie vivement E. Cuvillier de nous avoir confié ses textes)