J’ai la
conviction que d’ici deux générations, nous aurons très fortement progressé
vers un christianisme post-dénominationnel, voire transconfessionnel. Le pays qui,
probablement, comptera bientôt le plus grand nombre de chrétiens, et où le
protestantisme est d’ailleurs la première confession chrétienne, est la Chine.
En Chine, lorsque vous demandez à un chrétien protestant s’il est pentecôtiste,
luthérien, méthodiste, réformé ou autre, vous n’obtenez en général pas de
réponse, car la question est peu pertinente et souvent incomprise. Bien sûr,
selon les sujets, les lieux ou les personnes, on perçoit des héritages, des influences,
voire des dominantes pentecôtistes, luthériennes, méthodistes, réformées ou
autres. Mais dans un pays où le développement des Eglises est récent, la
question de la dénomination, voire de l’identité confessionnelle, n’a pas grand
sens.
Dans les
assemblées oecuméniques, les passerelles transconfessionnelles entre les
personnes sont évidemment nombreuses et, en raison de l’habitude du dialogue et
de la prière commune, les affinités ne coïncident pas forcément avec les
identités confessionnelles. Cette plasticité confessionnelle est également
perceptible dans l’Institut oecuménique de théologie au Maroc, où notre Eglise
est engagée, en raison du contexte interreligieux.
Je ne dis pas
que, dans vingt ans, les étiquettes confessionnelles auront disparu ; je suis
même à peu près sûr du contraire. Mais leur importance aura fortement régressé
; elles apparaîtront comme des héritages intéressant les spécialistes, mais pas
le peuple de l’Eglise ; elles ne recouvriront plus la composition effective des
Eglises : par exemple, une Eglise s’affichant presbytérienne aura en son sein
beaucoup de membres, voire une majorité, qui se comprendront d’abord tout
autrement que par rapport au critère confessionnel presbytérien. Les étiquettes
confessionnelles demeureront probablement à l’état de survivances, mais
l’étiquette ne correspondra souvent plus au contenu de la bouteille si je puis
dire.
Bien
sûr, ce ne sera bien sûr pas le fait de toutes les Eglises. Bien sûr, il y aura
aussi, car il y a déjà, des raidissements identitaires. Mais outre le fait que
l’on peut analyser ces réactions comme des confirmations de cette évolution, la
tendance est là. C’est un nouveau paradigme, qui est en train d’apparaître.
Une évolution qui va s’accentuer et s’accélérer
Cette
évolution est un fruit du mouvement oecuménique. Depuis plus d’un siècle, et
plus particulièrement depuis la conférence d’Edimbourg, l’oecuménisme, c’est la
relativisation des identités confessionnelles par la priorité accordée au
témoignage commun. Depuis un siècle, cette logique profonde travaille nos
Eglises et les fait avancer.
Cette
évolution va s’accentuer et s’accélérer, en raison de la globalisation, de
l’individualisation et de la sécularisation. De la globalisation, car les
traditions ecclésiales sont de plus en plus perméables les unes aux autres. De
l’individualisation, car dans ce paysage global et mouvant, l’itinéraire de
chacun est de moins en moins guidé par les identités héritées et de plus en
plus singulier. De la sécularisation, car la sécularisation renforce la
pertinence et la nécessité du témoignage.
Les personnes qui rejoignent notre
Eglise sont elles-mêmes en quelque sorte post-dénominationnelles !
Nous
vivons déjà cette évolution là où nous sommes. Les personnes qui rejoignent
notre Eglise – et c’est une proportion de l’ordre de 20%, en croissance – sont
elles-mêmes en quelque sorte post-dénominationnelles : sauf rares exceptions,
elles ne viennent pas adhérer à la confession réformée ou luthérienne ; elles
sont motivées par bien d’autres aspirations, à commencer par l’aspiration à une
communauté vivante, où elles soient accueillies, reconnues, nommées, nourries.
Dans
cette évolution, le protestantisme français est sans doute plutôt en avance.
Cela tient à la porosité entre ses courants, qui a toujours existé, qui se vit
au sein même de notre Eglise et qui se manifeste aussi par l’existence d’une
Fédération protestante au périmètre large, ce qui est assez unique. Cela tient
aux recompositions en cours, avec les Eglises dites « issues de l’immigration
», l’essor évangélique et la création du CNEF, la dynamique d’union
luthéro-réformée. Cela tient à la facilité des relations oecuméniques dans
notre pays, remarquable si on la compare à beaucoup d’autres contextes. Et,
pour ce qui nous concerne tout récemment, la constitution de l’Eglise
protestante unie de France est un pas dans ce sens de la relativisation des
identités confessionnelles en vue d’un meilleur témoignage rendu à l’Evangile.
Vérité et communion
Cette
évolution vers un christianisme post-dénominationnel ou transconfessionnel,
va-t-elle induire un affadissement théologique ? Faut-il renoncer à des options
affûtées et accepter tout et n’importe quoi, dans un grand melting pot indifférencié
? Certainement pas ! Bien sûr, le risque peut exister. Mais analyser les
évolutions du monde et des Eglises, être attentif à ces faits que sont
l’interreligieux et l’interculturel, honorer et recomposer nos héritages,
percevoir les quêtes spirituelles de nos contemporains et les travailler, bref
élargir l’horizon tout en s’efforçant d’y tracer un chemin de fidélité, ou pour
le dire autrement « Lire le monde et penser Dieu » comme le dit le dépliant de
l’IPT, cela exige plutôt de monter en qualité théologique en quelque sorte,
pour entendre, comprendre et proposer.
En
revanche, cette évolution vers un christianisme transconfessionnel va
certainement nous bousculer quant à la question de nos critères de vérité. Car
où situer le critère de vérité évangélique ?
Depuis
des siècles, ce critère de vérité est situé plutôt du côté de la doctrine et de
sa juste formulation. On distingue les confessions chrétiennes à coups de
dogmes, de concepts, d’affirmations doctrinales. Mais après tout, au nom de
quoi la doctrine devrait-elle être le nec plus ultra de l’identité
chrétienne ? Depuis quelques temps, ce critère se déplace du côté de l’éthique.
On voit des Eglises se déchirer et des communions mondiales se fissurer au nom
de la vérité sur des questions éthiques liées à la justice ou au genre. Mais
après tout, au nom de quoi les Eglises et les chrétiens devraient-il avoir tous
les mêmes options dans ce domaine ? Marcher sur le même chemin exige-t-il de
marcher au même rythme, avec les mêmes étapes ?
Et
s’il fallait situer prioritairement le critère de vérité évangélique du côté de
la capacité de communion ? Dans le Nouveau Testament, la communion – koinônia
en grec – est une solidarité pleine et polymorphe. Une solidarité pleine,
car il s’agit d’abord de la solidarité de Dieu avec les humains, et du coup de
la solidarité entre les humains à laquelle Dieu invite. Une solidarité
polymorphe car elle est spirituelle – par l’Esprit et dans la foi –, autant que
matérielle – par les repas partagés ou l’entraide financière. La communion est
un lien qui nous précède, qui nous est donné, et tout autant un lien qu’il faut
faire vivre et rendre manifeste. La communion est une sorte d’accord profond,
au sens musical de ce terme.
Dans
le Nouveau Testament, nous voyons des apôtres et des Eglises soumis parfois à
de très rudes tensions, de caractère doctrinal et éthique. Ce qui est en jeu,
ce sont des questions aussi explosives que la stratégie missionnaire, les
relations avec les Juifs, le rapport à la loi, la compréhension de la justice,
les règles internes aux communautés, l’identité sociale ou sexuelle et
l’identité en Christ, la conception des ministères, l’insertion dans la
société… – des questions à côté desquelles nos sujets de débats paraissent
parfois assez seconds ! Mais ces tensions n’empêchent pas l’accord. Elles sont
vécues, recadrées, englobées dans une perspective de communion, de koinônia,
comme si une large diversité de points de vue théologiques, ecclésiologiques,
éthiques, étaient recevables pourvu qu’ils soient englobés dans un lien de
communion plus intense, plus large et fondateur.
Dans
le christianisme post-dénominationnel ou transconfessionnel, vers lequel nous
avançons, la capacité de communion devient décisive. Elle est une vertu majeure
à cultiver au sein de notre propre « communion luthérienne et réformée ». Elle
est en outre en elle-même un témoignage rendu à l’Evangile, dans un monde en
proie à la fois à l’uniformisation et aux conflits nationaux, ethniques et
religieux.
Dans
notre contexte, je suis persuadé que la pertinence du message évangélique, dont
nous sommes les bénéficiaires et les témoins, résonne d’abord en termes de
confiance. Une confiance reçue de Dieu, première, libératrice ; une confiance
offerte à notre engagement pour que nous la rendions contagieuse.
Le
dialogue, donc le débat ou la confrontation des interprétations pour discerner
Jésus-Christ aujourd’hui, l’unique parole de Dieu, est l’un des lieux majeurs
où, en Eglise, cette confiance est confortée ou menacée.
C’est
pourquoi nous devons prêter la plus grande attention au lien de communion, au
sein de notre Eglise, comme au sein de toute l’Eglise de Jésus-Christ. Dans un
christianisme qui évolue profondément, où l’on est de moins en moins Eglise
tout seul – et nous en parlerons demain soir –, le lien de communion revient au
premier plan. Cette communion a sa source en Dieu et elle nous est confiée.
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