Par Olivier Abel.
Le monde musulman semble en feu, et nous sommes effrayés par la disproportion des réactions, le sentiment d’amalgame, le profond différend culturel que ce nouvel épisode dévoile. Les propos qui suivent visent non à dénouer le problème, mais à en distinguer quelques uns des brins. Qu’est-ce donc qu’un blasphème, qu’une offense ? Après tout un écrit, un film, ou un dessin ne font pas de violence, ne font pas de mal, au sens physique du terme. Il faut sans cesse rétablir les proportions et la réciprocité. Et pourtant il faut entendre la plainte qui s’exprime dans ces troubles.
Le paradoxe tient au fait que ce qui est un
tragique blasphème pour les uns est une comédie ridicule pour les autres. C’est
la leçon de critique historique que donne le Dictionnaire de Pierre Bayle, dans
une période où l’intolérance religieuse régnait en France et plus largement en
Europe : il n’y a blasphème que s’il est commis « selon la doctrine même du
blasphémateur ». Bayle ironise : « Encore que le Temple de Delphes fût consacré
à un faux Dieu, c’était néanmoins une impiété et un sacrilège que de le piller
lorsqu’on croyait qu’Apollon était un vrai Dieu ». Le philosophe Wittgenstein
écrivait plus récemment quelque chose de très semblable : « Que quelque chose
soit ou non une faute – c’est une faute dans un système particulier. Exactement
comme tel coup est une faute dans un jeu particulier et non pas dans un autre
». C’est pourquoi le blasphème est toujours le fait de l’ « autre ».
Le blasphème met donc en jeu deux différences
qu’il exacerbe. D’une part la différence entre le langage ou la forme de vie de
l’émetteur, et ceux du récepteur. Il faut être deux et le blasphème suppose la
rencontre entre la provocation de l’émetteur et le sentiment d’offense du
récepteur — les deux en sont donc responsables, en proportion variable, et il
ne faut d’ailleurs pas confondre la responsabilité pénale et la responsabilité
politique. Mais d’autre part le blasphème exacerbe la différence entre ceux
pour qui les mots, les images, sont graves ou importants, et ceux pour qui rien
n’est grave ni important. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder
tant d’importance à de telles satires, et que les autres apprennent à mesurer
l’importance de ce qu’ils font et disent, parfois. Et dans le cas qui nous
occupe s’y ajoute le différend entre une culture « iconique », profondément
basée sur la représentation, la ressemblance, l’image, et une culture «
aniconique », basée profondément sur l’interdit de la représentation,
l’incommensurable, l’incomparable.
Il est arrivé que des intellectuels ou des
artistes musulmans demandent à des pays « occidentaux » de les protéger et de
garantir leur liberté d’expression. C’est une liberté vitale, non seulement
pour les individus, mais pour les sociétés : une société qui interdit ce qui
brise sa propre complaisance à elle-même, son auto-flatterie, est une société
malade. En ce sens on devrait dire que pour les démocraties la liberté
d’expression n’est pas négociable : mais justement dès lors, cela devient notre
sacré, notre religion, et qu’est ce qui viendra briser notre complaisance de libéraux,
notre auto-flatterie de société libre et ouverte ?
Mais de l’autre côté il ne faut pas confondre les
libertés que l’on peut prendre à l’égard de sa propre culture, pour en
transgresser l’ordre, en bouleverser les présuppositions, avec les outrages et
insultes à l’égard d’autres traditions, d’autres cultures que la sienne — ces
injures participent de ce choc, non tant des civilisations que des « incultures
», qui nous menace aujourd’hui de son manichéisme haineux et ignorant. Pour
ceux qui pratiquent ainsi l’injure, tout semble dérisoire et comique, et
finalement vulgaire. Le vulgaire, c’est l’insensibilité au tragique. Et cette
vulgarité est dangereuse parce qu’humiliante, et que l’humiliation est une
violence à retardement, qui prépare les violences de demain. Le danger vient
toujours de ceux qui se sentent trop faibles, discrédités dans leur propre
parole, dans ce qu’ils respectent. Face à l’humiliation il ne s’agit pas
seulement de respecter l’autre, mais de respecter ce qu’il respecte, d’en tenir
compte.
Sous François 1er, ceux qui étaient acquis aux
idées de la Réforme tenaient les processions catholiques et leurs images comme
de ridicules superstitions, ils étaient perçus comme blasphémateurs et c’est
ainsi que les premiers massacres ont commencé : c’est pourquoi Calvin n’a cessé
de les appeler à l’exil, pour faire cesser les provocations inutiles et les
soustraire à ce processus périlleux. Mais aujourd’hui la mondialisation est
passée par là, une mondialisation des techniques de communication (Youtube,
etc), mais aussi une mondialisation des émotions : qui, naguère, aurait pris au
sérieux un pasteur fou qui veut brûler des exemplaires du Coran ? Aujourd’hui
on n’a plus le temps de filtrer, de différer, d’interpréter, de hiérarchiser.
On est en « direct » : c’est le paradoxe fou d’une « médiatisation immédiate ».
Le facteur principal du danger est qu’on ne peut plus mettre de distance et
séparer ceux pour qui c’est juste une mauvaise blague, et ceux pour qui il
s’agit d’une humiliation inexpiable. Ils cohabitent dans un monde qui s’est
rétréci. Ceux qui s’estiment « libres » ne peuvent plus partir ailleurs pour
constituer des « sociétés libres », de même qui ceux qui s’estiment agressés ne
peuvent fermer leurs frontières et leurs écrans à ce qui se fait ailleurs dans
le monde.
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