Par Stéphane Lavignotte
Le débat sur les caricatures n’a-t-il pas cette
violence en raison de notre difficulté à faire la part des différents niveaux auquel
il sollicite chacun de nous ? Ne nous met-il pas dans cette gêne en raison de
la difficulté que nous avons à construire à la fois cette différenciation des
niveaux, et à trouver un espace public bienveillant où les rassembler et les
articuler ?
Premier niveau, j’exprime d’abord un point de vue
personnel, de croyant ou de « non-croyant » qui n’a pas moins de croyances.
Pour ma part, je dirais par exemple comme protestant : avec le bibliste et
dessinateur Jean-Pierre Molina, s’appuyant sur la lecture des exagérations des
récits de l’Ancien testament et les paraboles de Jésus, je pense qu’en
théologie, la dérision peut-être une forme du respect et la caricature l’opposé
de l’idole. En effet, une image délibérément déformée empêche de se prosterner
devant elle. La caricature - quand elle est réellement critique de la religion,
et pas incitation à la haine de l’autre - a un éminent intérêt : elle me rend
sensible aux caricatures dans lesquels j’enferme moi-même les choses auxquelles
je crois - y compris si j’ai une interdiction de les représenter - jusqu’à les
transformer en idole. Du point de vue de ma foi, j’ai besoin qu’on caricature,
qu’on critique le Christ qui guide ma vie, pour me garder de le transformer en
idole et m’empêcher de me transformer en idolâtre.
Mais j’exprime là un point de vue subjectif
concernant ma foi personnelle. Je ne peux pas dicter à un autre croyant - a
fortiori d’une autre religion - comment il traite cette question du point de
vue de sa subjectivité. Cela ne veut pas dire que le dialogue sur le sujet
serait impossible. Je peux passer du niveau personnel à celui du niveau
inter-religieux : je veux le comprendre pour faire évoluer ma vision de Dieu,
du beau et du juste ; j’exprime mon sentiment et je le mets à disposition du
dialogue.
Je peux alors poser une question commune. Par
exemple : Dieu, Jésus ou Mohamed sont-ils uniquement des figures de la
subjectivité privée ? Dieu n’a-t-il offert ces histoires qu’aux croyants et aux
administrations religieuses ? Ne les a-t-il pas offert au monde, au monde
entier, aux croyants comme aux bouffeurs de croyants ? Si Dieu les a offert au
monde, les croyants et les pouvoirs religieux ne sont pas théologiquement
légitimes à pouvoir définir quelle est la seule image autorisée des personnages
des traditions spirituelles. En les enfermant dans la répétition à l’identique
de la tradition, en les soumettant à leurs intérêts de machines
administratives, en les enfermant dans leurs imaginaires sociaux, les rapports
de classe ou leurs rapports de genre - ce qui est inévitable mais c’est là que
la critique est fructueuse - les croyants et les administrations religieuses ne
figent-ils pas en idoles Bouddha, Mahomet, Jésus ? J’ai la conviction que si et
qu’ils leurs font perdre tout caractère subversif.
Mais c’est là un débat de croyants. Les croyants
vivent aussi - non de manière clivée, mais avec des continuités et des
contradictions qu’il faut penser - sur un autre plan : celui de la politique.
Je dois donc passer au niveau public, qui a ses propres croyances. Dans un
régime démocratique, le principe général est que tout ce qui est dans l’espace
public peut-être soumis au débat. La décision publique, les valeurs de la
société, les actes et les opinions des acteurs publics sont soumis à un débat,
ils ne sont plus depuis les Lumières imposés par un état ou une administration
religieuse. Mohammed, Jésus, Bouddha ne sont pas seulement les figures de nos
croyances privées - à la limite cela arrangerait les laïcards les plus féroces
- ils sont aussi des personnages publics, ils inspirent des raisonnements et
des engagements publics. Il est difficile d’invoquer pour eux dans le même
temps le droit à l’espace public et l’exception quant au principe démocratique
de mise en débat qui le définit.
Il est vrai qu’il y a des exceptions à la mise en
débat public. Il y a la vie privée. Mais non seulement, comme on vient de le
dire, les croyances débordent du privé sur le public, mais on peut se demander
dans quelle mesure, un comportement exposé publiquement - mettre en scène sa
vie de famille dans la propagande politique, avoir une visibilité religieuse en
public, etc. - ne doit pas dès lors être soumis aux règles de l’espace public,
donc du débat. Autre exception au droit d’expression, les expressions racistes
: elles ne sont pas considérées comme des expressions mais comme étant en
elles-mêmes des actes de violences et pouvant entraîner des actes de violences.
La législation sur l’interdiction des propos sur la négation de la Shoah en est
une variante, condamnant une forme d’expression raciste qui avait trouvé une
manière vicieuse de contourner la loi. A la différence de l’équipe de
Charlie-Hebdo et de Caroline Fourest, je crois que l’islamophobie - cacher du
racisme anti-arabe sous une critique de la religion - existe, se développe. Les
divers procès gagnés par le MRAP montrent que la loi permet de réprimer, ce
nouveau détour raciste. La dernière plainte déposée par l’association permettra
de dire si le dessin sur « le prophète à la bombe dans le turban » est de
l’ordre du racisme ou de la critique de la religion. La frontière est parfois
mince entre les deux, la justice est là pour trancher, et nous avons le droit
d’ici-là d’en débattre dans la limite du respect des personnes, voir des biens.
Mais le droit n’est pas la seule dimension de
l’espace public. On peut même penser qu’il serait dangereux de lui faire jouer
un autre rôle que celui de garde-fou, d’évitement du pire, et par exemple aller
plus loin aujourd’hui dans une limitation du droit de la presse et de la
liberté d’expression. Avec Judith Butler, je m’inquiète d’une volonté de
judiciariser, de modifier la loi pour condamner plus facilement qui, non
seulement ouvre la porte à tous les glissements, mais évite de s’interroger sur
l’ensemble des dimensions - par exemple, le racisme institutionnel - qui
offrent aux discours de haine leur efficacité, et je soutiens l’invitation de
la philosophe du queer à d’abord dévier politiquement les injures. Il y a, non
seulement un danger, mais aussi une certaine facilité à toujours chercher les
solutions dans de nouvelles lois, une manière de s’exonérer de ses
responsabilités de « société » - qu’il faut défendre comme le disait Foucault.
Comme l’exprimait Tocqueville, une fois construit
la démocratie comme système de droit, il faut inventer les qualités - la vertu
disait-on à l’époque - qui en font une société et permettent par exemple de
faire que la liberté ne se transforme pas en guerre de tous contre tous. Cette
vertu est à la fois une culture - la culture démocratique - et un sentiment,
une envie produite d’abord par la société : vouloir vivre ensemble. Ce niveau -
le dernier niveau de notre raisonnement - du vouloir vivre ensemble est plus
délicat que les autres car il a la caractéristique de remettre ensemble les
niveaux jusque-là séparés : une fois dit le droit, nous avons d’autant plus
envie de vivre avec les autres, nous participerons d’autant plus à la
production de la culture démocratique, à l’amélioration du droit, que nous
n’avons pas à laisser au placard une part ou une autre de nous-mêmes, que nous
avons l’impression d’être accueillis - et non discriminés ou regardés de
travers - par les autres, que nous nous sentons en confiance et en dialogue.
En ce sens, le problème des caricatures - en dehors
des aspects de racisme qui ne sont pas négligeables et qui seront à trancher
par la justice - est moins qu’elles existent, mais qu’elles restent trop seules
dans le champs du débat critique sur ce que les religions mettent dans le
panier du débat public. Les caricatures ne seraient-elles pas passées plus
inaperçues, s’il existait un continuum - et non un vide - critique entre ces
dernières - qui sont produites par des dessinateurs-locuteurs dans l’intention
explicite de provoquer, choquer, faire réagir, c’est leur vertu et leur limite
- et les positions des personnes très attachées - collées - aux figures
caricaturées ? Les réactions n’auraient-elles pas été moins vives s’il existait
toute une palette de positions critiques, des plus amicales aux plus vives ?
Nos désaccords ne seraient-il pas plus désirables
s’il existait des zones de confiance - l’expression est de Tariq Ramadan - un
vouloir vivre ensemble plus fraternel qui permettre à chacun de déplier ses
différents niveaux de raisonnement et de sentiment, devant les autres, y compris
ses sentiments de moquerie et inversement de blessure ou de colère, en se
sachant écouté et susceptible de se voir confié les mêmes sentiments - y
compris contradictoires - des autres ? Un espace public régit par le droit de
paraître et de se retirer où l’on peut poser - selon une figure du Nouveau
testament travaillée par le philosophe protestant Olivier Abel - la question :
« Qui dites-vous que je suis ? ».
La vertu nécessaire aujourd’hui pour notre vouloir
vivre ensemble, c’est - comme y appellent des intellectuels musulmans aussi
différents que Tariq Ramadan ou Rachid Benzine - celle de l’engagement à
rencontrer l’autre. Il est urgent que des personnes soucieuses de confiance et
de critique entrent en débat, que les croyants - mais aussi les « non croyants
» qui ne le sont pas tant que ça - dialoguent en dehors des ronds de jambe de
l’inter religieux institutionnel. Ne pas laisser l’espace public uniquement
rempli des positions guerrières c’est en même temps construire - y compris pour
une planète marquée à la fois par la proximité crée par la mondialisation et la
persistance de l’hétérogeneïté des valeurs - un espace public plus égalitaire,
moins monoculturel - et j’entend là aussi les questions de genre et de classe -
à la fois plus bienveillant et plus critique pour la diversité. Constuire un
vouloir vivre ensemble suffisant pour désirer nos désaccords ; un espace public
nous permettant de soutenir nos désaccords, de construire - selon l’expression
d’Olivier Abel - des désaccords dont la formulation est acceptée par tous, des
désaccords représentatifs pour les comprendre et les résoudre ou pas, mais les
vivre ensemble pour différer chacun et différer ensemble.
Bonjour Bernard
RépondreSupprimerJ'ai lu (et envoyé à mes enfants et à des amis) ce texte de Stéphane Lavignote.
2 questions :
1- L'utilisation des 2 noms, Mahomet et Mohammed, est je n'en doute pas, volontaire.
Mais quelle en est la différence ?
2- Est-ce que la caricature de Charlie Hebdo était souhaitable à ce moment donné de violences intégristes religieuses dans le monde ?
Edmond FRUHINSHOLZ
Bonjour Edmond,
RépondreSupprimerLes deux noms du prohète de l'islam correspondent l'un à la transcription occidentale : Mahomet ; l'autre à la transcription arabe. Pourquoi avoir distingué dans le texte, je ne sais pas.
Il n'y a jamais de bons moments pour publier des caricatures, si l'on pense que la liberté d'expression est un marqueur essentiel d'une société libre et démocratique.
BA