1 Noémi sa belle–mère lui dit : « Ma
fille, n’ai–je pas à chercher pour toi un état qui te rende heureuse ?
2 Et maintenant, n’est–il pas notre parent, ce
Booz avec les domestiques de qui tu as été ? Le voici qui vanne l’orge sur
l’aire cette nuit.
3 Lave–toi donc, parfume–toi, mets ton manteau
et descends sur l’aire. Mais ne te fais pas connaître de cet homme jusqu’à ce
qu’il ait achevé de manger et de boire.
4 Quand il se couchera, tu sauras le lieu où il
se couche : arrive, découvre ses pieds et couche–toi. Lui t’indiquera ce
que tu auras à faire. »
5 Elle lui dit : « Je ferai tout ce
que tu m’as dit. »
6 Elle
descendit donc sur l’aire et fit tout à fait comme le lui avait commandé sa
belle–mère.
7 Booz mangea et but, et son coeur fut
heureux ; et il vint se coucher au bord du tas. Alors elle vint
furtivement, découvrit ses pieds et se coucha.
8 Puis, au milieu de la nuit, l’homme eut un
frisson ; il se pencha donc en avant : voici qu’une femme était
couchée à ses pieds !
9 « Qui es–tu ? » dit–il. Elle
dit : « C’est moi, Ruth, ta servante. Epouse ta servante, car tu es
racheteur. »
10 Alors il dit : « Bénie sois–tu du
SEIGNEUR, ma fille. Tu as montré ta fidélité de façon encore plus heureuse
cette fois–ci que la première, en ne courant pas après les garçons, pauvres ou
riches.
11 Maintenant donc, ma fille, n’aie pas peur.
Tout ce que tu diras je le ferai pour toi. Car tout le monde chez nous sait
bien que tu es une femme de valeur.
L’abondance au passage des frontières….
L’homme frissonna. De froid,
d’effroi, d’émoi. Il se tourna : et voici qu’une femme était couchée à ses
pieds ! L’histoire est sublime, sobre mais de feu, toute de sensualité -
des corps qui se découvrent - mais accordée à la pudeur - un tact de l’âme.
Peut-on exprimer plus en disant moins ?
La scène de nuit raconte un temps complet et une pointe
du temps. Elle pourrait être une métonymie de tout le récit, contenir et
déployer ce dont Noémi est le nom :
ma douceur, ma grâce. L’histoire a
commencé par une inversion et la grâce passe par une étrangère. Noémi est
revenue amère des champs de Moab qui l’ont nourrie en période de famine mais
lui ont dévoré ses hommes, époux et fils. La Juive exilée est de reste dans
cette désolation : une peau de chagrin. En surplus cependant l’une de ses
belles-filles, Ruth, l’étrangère, se fait compagne sur le chemin du retour, et
comme retournée elle aussi du
pays du malheur, offre une douceur de réserve au début de la saison des orges,
présage source et ressources. Elle prend le relais, signifie un désir de vie,
de jour a l’initiative et glane, de nuit se laisse conduire, accepte de
s’exposer comme un épi sur le lopin de terre à racheter. A l’image de la jeune
femme, le récit a un charme naturel, cultivé aussi, une élégance : de la
grâce. Par son chant, la grâce de Dieu, son amour solidaire, sa bonté qui
veille, s’écrit en minuscules dans les histoires humaines ; elle se joue
dans la fidélité, l’acte de piété par excellence, et trouve ainsi grâce aux
yeux d’autrui. Grains et corps, nourriture et filiation circulent en cette
histoire qui raconte l’humain, pense les alliances, travaille aux frontières.
Les deux registres élémentaires de la vie, se nourrir et s’épouser, superposent
leurs figures et parfois les échangent,
pour traverser les distances, inventer aux oppositions du réel une médiation
heureuse. Comme la nourriture est apprêtée, au repas des moissonneurs où la
glaneuse est conviée - pain, vinaigrette, épis grillés -, le corps s’apprête
pour la nuit de la rencontre - la peau est lavée, parfumée, revêtue. Et dans la
réponse, la rondeur du châle où Booz a versé le grain, en abondance, à l’aube
encore tiède où les formes restent floues, parle déjà, en secret, d’enfant.
Au milieu de la nuit, à l’extrémité d’un tas d’orge, un
frisson court à fleur de peau. L’homme s’éveille et découvre à ses pieds
découverts une femme qui désire l’aile de son manteau pour la couvrir tout
entière. Deux corps s’effleurent en leur frontière, la peau. Deux entités se
touchent à travers eux, Israël, terre du Dieu roi, et Moab, antique contrée des
filles de Lot qui ont extorqué à leur père ivre, en son sommeil, une
descendance. Ruth rejoue le scénario autrement, elle qui a quitté père et mère,
et pays natal, elle en qui Booz a reconnu ainsi une fille d’Abraham. Le récit
ouvre-t-il une trace à la grâce dans les histoires d’inceste ? En tout cas,
le frisson sépare la nuit en deux, il prélude à la reconnaissance. Une parole
se lève dans le corps à corps, un dialogue s’instaure, l’admiration modèle la
tendresse, l’estime se fait jour dans l’inégalité même et se montre réciproque.
L’homme de valeur, le parent puissant qui peut racheter, n’est pas guerrier
conquérant, il est celui qui reconnaît la femme de valeur. Sous le désir il
déchiffre la loyauté et y accorde la sienne, il accueille le don mais
respectera le droit. En un contrat social, il honorera la surabondance :
elle se dévoile dans l’intimité mais fait passer les ponts.
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