samedi 24 novembre 2012

Le livre ou l’histoire de Ruth...

Chapitre 3 par exemple :

1  Noémi sa belle–mère lui dit : « Ma fille, n’ai–je pas à chercher pour toi un état qui te rende heureuse ?

2  Et maintenant, n’est–il pas notre parent, ce Booz avec les domestiques de qui tu as été ? Le voici qui vanne l’orge sur l’aire cette nuit.

3  Lave–toi donc, parfume–toi, mets ton manteau et descends sur l’aire. Mais ne te fais pas connaître de cet homme jusqu’à ce qu’il ait achevé de manger et de boire.

4  Quand il se couchera, tu sauras le lieu où il se couche : arrive, découvre ses pieds et couche–toi. Lui t’indiquera ce que tu auras à faire. »

5  Elle lui dit : « Je ferai tout ce que tu m’as dit. »

6   Elle descendit donc sur l’aire et fit tout à fait comme le lui avait commandé sa belle–mère.

7  Booz mangea et but, et son coeur fut heureux ; et il vint se coucher au bord du tas. Alors elle vint furtivement, découvrit ses pieds et se coucha.

8  Puis, au milieu de la nuit, l’homme eut un frisson ; il se pencha donc en avant : voici qu’une femme était couchée à ses pieds !

9  « Qui es–tu ? » dit–il. Elle dit : « C’est moi, Ruth, ta servante. Epouse ta servante, car tu es racheteur. »

10  Alors il dit : « Bénie sois–tu du SEIGNEUR, ma fille. Tu as montré ta fidélité de façon encore plus heureuse cette fois–ci que la première, en ne courant pas après les garçons, pauvres ou
      riches.

11  Maintenant donc, ma fille, n’aie pas peur. Tout ce que tu diras je le ferai pour toi. Car tout le monde chez nous sait bien que tu es une femme de valeur.
 

 
L’abondance au passage des frontières….

L’homme frissonna. De froid, d’effroi, d’émoi. Il se tourna : et voici qu’une femme était couchée à ses pieds ! L’histoire est sublime, sobre mais de feu, toute de sensualité - des corps qui se découvrent - mais accordée à la pudeur - un tact de l’âme. Peut-on exprimer plus en disant moins ?

            La scène de nuit raconte un temps complet et une pointe du temps. Elle pourrait être une métonymie de tout le récit, contenir et déployer ce dont Noémi est le nom : ma douceur, ma grâce. L’histoire a commencé par une inversion et la grâce passe par une étrangère. Noémi est revenue amère des champs de Moab qui l’ont nourrie en période de famine mais lui ont dévoré ses hommes, époux et fils. La Juive exilée est de reste dans cette désolation : une peau de chagrin. En surplus cependant l’une de ses belles-filles, Ruth, l’étrangère, se fait compagne sur le chemin du retour, et comme retournée elle aussi du pays du malheur, offre une douceur de réserve au début de la saison des orges, présage source et ressources. Elle prend le relais, signifie un désir de vie, de jour a l’initiative et glane, de nuit se laisse conduire, accepte de s’exposer comme un épi sur le lopin de terre à racheter. A l’image de la jeune femme, le récit a un charme naturel, cultivé aussi, une élégance : de la grâce. Par son chant, la grâce de Dieu, son amour solidaire, sa bonté qui veille, s’écrit en minuscules dans les histoires humaines ; elle se joue dans la fidélité, l’acte de piété par excellence, et trouve ainsi grâce aux yeux d’autrui. Grains et corps, nourriture et filiation circulent en cette histoire qui raconte l’humain, pense les alliances, travaille aux frontières. Les deux registres élémentaires de la vie, se nourrir et s’épouser, superposent leurs figures et parfois les échangent,  pour traverser les distances, inventer aux oppositions du réel une médiation heureuse. Comme la nourriture est apprêtée, au repas des moissonneurs où la glaneuse est conviée - pain, vinaigrette, épis grillés -, le corps s’apprête pour la nuit de la rencontre - la peau est lavée, parfumée, revêtue. Et dans la réponse, la rondeur du châle où Booz a versé le grain, en abondance, à l’aube encore tiède où les formes restent floues, parle déjà, en secret, d’enfant.

            Au milieu de la nuit, à l’extrémité d’un tas d’orge, un frisson court à fleur de peau. L’homme s’éveille et découvre à ses pieds découverts une femme qui désire l’aile de son manteau pour la couvrir tout entière. Deux corps s’effleurent en leur frontière, la peau. Deux entités se touchent à travers eux, Israël, terre du Dieu roi, et Moab, antique contrée des filles de Lot qui ont extorqué à leur père ivre, en son sommeil, une descendance. Ruth rejoue le scénario autrement, elle qui a quitté père et mère, et pays natal, elle en qui Booz a reconnu ainsi une fille d’Abraham. Le récit ouvre-t-il une trace à la grâce dans les histoires d’inceste ? En tout cas, le frisson sépare la nuit en deux, il prélude à la reconnaissance. Une parole se lève dans le corps à corps, un dialogue s’instaure, l’admiration modèle la tendresse, l’estime se fait jour dans l’inégalité même et se montre réciproque. L’homme de valeur, le parent puissant qui peut racheter, n’est pas guerrier conquérant, il est celui qui reconnaît la femme de valeur. Sous le désir il déchiffre la loyauté et y accorde la sienne, il accueille le don mais respectera le droit. En un contrat social, il honorera la surabondance : elle se dévoile dans l’intimité mais fait passer les ponts.

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