Pour Jacques Ellul, théologien et philosophe français, il n’y a pas de morale chrétienne, la foi est une antimorale, il n’y a aucun système moral dans la Révélation de Dieu en Jésus-Christ ; ce que dit Jésus dans les Évangiles n’est pas de l’ordre moral mais existentiel et procède de la mutation de la racine de l’Être. La proclamation de la grâce, la déclaration de pardon sont le contraire d’une morale, mais suivre Jésus-Christ implique une série de conséquences dans la vie pratique.
Toute éthique est cependant concernée par une triple tâche :
1. préciser quel est le fondement de l’action réputée bonne et droite ;
2. dégager les valeurs principales qui découlent de ce fondement ;
3. traduire ces valeurs en choix et comportements concrets, c’est-à-dire les inscrire dans le vécu quotidien.
L’entreprise réformatrice de Luther, de Calvin, de Zwingli, et d’autres a été très soucieuse du premier niveau : elle a voulu dire comment l’homme chrétien pouvait comprendre et vivre son existence. Ici, on peut parler d’un consensus assez large des Réformateurs et du protestantisme qui les a suivis à son premier niveau, l’éthique protestante est fondée dans le salut par la foi en Jésus-Christ. Dès qu’il s’est agi de dégager de ce fondement les foyers illuminateurs de l’action, les “valeurs”, le protestantisme s’est amplement diversifié. Enfin, au troisième niveau, qui est celui de la morale concrète et problématique, des choix et des actes, la diversité s’est encore accentuée, dans la mesure où cette morale subit les multiples pressions des valeurs culturelles ambiantes, des contextes socio-politiques et des situations personnelles. Il arrive très fréquemment qu’à ce troisième niveau les choix moraux des protestants ne laissent plus guère apercevoir leur source et paraissent, dès lors, fort semblables à d’autres. C’est pourquoi, lorsqu’on veut caractériser l’éthique protestante, il est essentiel de repérer et de préciser les trois niveaux pré-rappelés.
En accord avec toute la tradition chrétienne, Luther est convaincu que la vérité et le sens de la vie humaine sont immédiatement dépendants du juste rapport de l’homme à Dieu. C’est à propos de la description de ce rapport que le moine augustin est devenu un “réformateur” de l’Église. Il refusera, en effet, que la moralité de l’homme, son action, son œuvre, conditionnent ce rapport à Dieu.
En d’autres termes, il refusera la relation causale entre moralité et salut ; l’homme est restauré, renouvelé, sauvé à partir de la seule initiative de Dieu en Jésus-Christ, reçue par la foi, et non à partir de son intelligence ou de ses actes. Il y a, dés l’origine du protestantisme, une vaste suspicion jetée sur les “illusions de la moralité”. S’il s’est trouvé que Luther lui-même, et Calvin plus encore, ont insisté sur le comportement moral de l’homme chrétien, ils ne l’ont fait qu’après l’avoir radicalement trans-valorisé c’est en tant qu’elle découle de la foi et traduit celle-ci dans le quotidien profane que la moralité chrétienne fait l’objet de leur préoccupation. De causale, la relation entre morale et salut est devenue consécutive. La responsabilité du croyant est d’abord de ne pas laisser sa vie s’encombrer de multiples soucis ou besoins au point qu’il ne fasse plus de place ni pour Dieu, ni pour le prochain. Si Calvin met en avant l’action qui découle de la foi, Luther insiste sur la foi, d’où découle l’action. « Le chrétien est l’homme le plus libre ; maître en toutes choses, il n’est assujetti à personne. L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous. » (Luther)
Ce qui veut dire, selon Erich Fuchs, professeur d’éthique à la Faculté de théologie de l’Université de Genève (cf. son livre L’éthique protestante - Histoire et enjeux) que « le chrétien, justifié par la seule grâce de Dieu, est entièrement libre à l’égard de tout ce qui prétend, d’une manière ou d’une autre, donner sens à la vie humaine, et donc diriger sa conscience. Mais en même temps (simul) ce même chrétien, qui est encore de nature charnelle soumis aux précarités de l’existence et aux assauts du péché, a besoin de la société dont il est membre ; il accepte donc de se soumettre aux obligations sociales ; mieux, à cause du Christ, il se fait le serviteur de tous ».
À partir de là, on peut comprendre qu’on trouve dans le protestantisme ultérieur à la fois des courants qui relativisent fortement la morale et d’autres qui la réinvestissent tout aussi fortement comme œuvre de la foi. Pour le dire vite, le protestantisme peut couver tour à tour - et parfois simultanément - le puritanisme et l’immoralisme.
Le puritanisme protestant a fait l’objet de caricatures fort connues : homme austère et rigide, chrétien puriste, dépourvu d’humour, acharné au travail, sûr de sa foi, peu soucieux d’autrui, etc. De nombreux romans et films ont popularisé cette figure typiquement anglo-saxonne, héritière de la réforme calviniste.
L’éthique puritaine découle bien de l’héritage fondamental du protestantisme : c’est parce que le croyant sait que son salut ne dépend pas de ses actions qu’il est désormais libre pour les tâches terrestres. Sans plus trembler, il peut et doit agir. Homme de foi, il se voit confier par Dieu l’administration de la nature et de la société. Il se considère comme un “lieutenant” de Dieu. Menant une vie extrêmement sobre et frugale, il apparaît comme un être dont la conscience et la volonté sont constamment tendues vers la perfection. Du coup, sa réussite économique et sociale prendra à ses yeux l’allure d’une récompense et d’une approbation divines ; il y verra les signes incontestables de son élection par Dieu.
Pour Calvin on cherchera dans l’Écriture, non pas des réponses toutes prêtes aux questions éthiques, mais une inspiration pour les traiter « selon l’équité » ; il faut donc lire beaucoup et souvent l’Écriture pour qu’elle nourrisse notre conscience et notre responsabilité, qu’elle devienne la référence spontanée devant une question éthique. Le risque de littéralisme existe, sauf si la connaissance de l’ensemble des textes bibliques constitue un aliment naturel qui inspirera les choix à opérer plutôt qu’un ensemble de règles formelles.
Pour Luther, il faut toujours revenir à la foi, au risque de devenir indifférent aux engagements éthiques et de se replier sur une forme de piétisme intérieur ; pour Calvin, il faut sans cesse se demander à quoi la foi nous engage, au risque de retomber dans un certain moralisme.
Tandis que le puritain strict se définit par rapport au salut de Dieu et pratique une lecture assidue de la Bible, le protestant rationaliste apparaît, dès le XVIIIe siècle, comme un produit de la sécularisation. Ici, la vraie religion consiste dans la moralité vécue « Il nous paraît nécessaire d’accorder à l’élément moral le primat sur l’élément dogmatique ou même mystique. » (J. Bois)
Le protestant rationaliste insistera dès lors davantage sur la raison et la conscience que sur la foi et la piété. Mais, au plan des comportements concrets, il restera dans l’univers du puritanisme, c’est-à-dire qu’il prônera une moralité exigeante, soucieuse de respecter les impératifs de la conscience, parce que celle-ci est la voix intérieure de Dieu.
On ne trouverait certainement pas de véritable immoralisme (un refus de toute morale) dans le protestantisme. Cependant, il faut noter qu’une de ses accentuations originaires pointe dans cette direction c’est celle qui suspecte et dévalue la moralité en tant qu’œuvre de l’impuissance humaine. Ce courant éthique s’est développé principalement dans l’orbite du luthéranisme. Il y a pris la forme du piétisme. c’est-à-dire d’une spiritualité qui porte toute son attention sur l’expérience religieuse intime. Les piétistes ont réagi à la fois contre les dessèchements doctrinaux et contre les rigorismes moraux. Ils ont voulu réhabiliter la dimension émotionnelle de la foi. En fait. il leur est arrivé souvent de professer un vif mépris à l’égard des dissolutions mondaines et de rejoindre par là l’austérité puritaine.
Mais leur accent propre était différent l’âme et ses états primaient l’action. Le piétisme s’est toujours obstinément détourné des tâches politiques pour reporter son attention sur la constitution de groupes chaleureux et purs. La morale cédait le pas à la mystique en même temps qu’elle consentait à une certaine spontanéité. Par ailleurs, les piétistes ont souvent professé un grand souci pour la paix et l’amour fraternel. Ils ont été des apôtres de la tolérance religieuse et de la charité sociale. Par là, ils ont influencé de larges pans de la morale protestante contemporaine. notamment le “christianisme social”.
Au XXe siècle, c’est dans ce courant qualifié sommairement d’immoraliste qu’il faut situer un courant typique de l’éthique protestante : l’éthique de situation. Celle-ci se caractérise par un refus de tout légalisme, qu’il trouve ses références dans la Bible, dans la conscience ou dans la loi naturelle, et par le primat accordé à l’amour :
« Le situationniste suit une loi morale ou la viole selon les besoins de l’amour. » (J. Fletcher)
« Le situationniste suit une loi morale ou la viole selon les besoins de l’amour. » (J. Fletcher)
C’est au plan des situations concrètes, des rencontres, des variations constantes du vécu qu’il s’agit de mettre en œuvre l’impératif “improgrammable” de l’amour. Cette veine, qui n’est pas sans accointances avec la philosophie existentielle et qui compte aussi de nombreux tenants dans le catholicisme, apparaît comme un spontanéisme moral dont la seule référence est l’amour, en tant que reflet et répercussion du comportement de Dieu lui-même à l’égard des hommes.
On doit réserver une place séparée au vaste mouvement qui, à ses débuts, s’est nommé “christianisme social” ou “Évangile social”. Ce n’est pas tant par son fondement que par son champ d’attention qu’il se distingue des précédents. En fait, dès l’origine, l’éthique protestante s’est souciée de l’impact social et politique de la foi. Et on pourrait relever cette veine au fil des courants évoqués ci-dessus, en sorte que chacun de ceux-ci a fourni au “christianisme social” quelque apport.
Mais le souci d’une traduction socio-politique de l’Évangile s’est principalement imposé à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe, c’est-à-dire conjointement à la montée et à la percée des socialismes. Le propre du christianisme social consiste à dépasser le plan de la charité à l’égard des mal lotis pour considérer les dimensions structurelles des faits sociaux. « Le christianisme d’hier s’est montré impuissant à supprimer la guerre et la misère ; par là même, il est jugé. » (W. Monod)
La prédication des prophètes de l’Ancien Testament fut fréquemment réactivée de même que de larges segments de celle de Jésus. Ici, le vecteur n’est plus l’édification d’Églises pures ou de croyants fervents, mais plutôt le changement social dans une perspective évangélique. Les diverses nuances que connaît le mouvement vont des équipes d’entraide à la “théologie de la révolution”. On sait qu’il fut un des deux courants dominants de l’entreprise œcuménique qui marque notre siècle, et qu’il reste jusqu’à nos jours un terrain d’entente privilégié entre protestants et catholiques.
Il est évident qu’il existe un lien étroit entre protestantisme et modernité. Depuis Max Weber, nombreuses Sont les thèses qui ont développé le lien entre protestantisme, succès économique et esprit d’entreprise surtout lorsqu’on compare les niveaux de vie dans les pays anglo-saxons et les pays latins.
Et aujourd’hui ? Aucune des orientations évoquées ci-dessus ne peut être considérée comme révolue. Si chacune d’elles a subi, au cours de l’histoire, divers infléchissements, Si elles se sont aussi largement conjuguées, on peut connaître sans peine des individus ou des groupes protestants qui s’y réfèrent ou s’en réclament. Cette situation contribue bien évidement à conférer à l’éthique protestante le vaste éventail de diversités qu’on a souvent relevé.
Citons encore E. Fuchs « Sommes-nous dès lors condamnés soit à nous aligner sur une société dans laquelle nous perdons peu à peu notre spécificité - ce qui pourrait signifier que le protestantisme a fait son temps et qu’il a rempli son rôle historique - soit à nous replier sur une position de défense et de résistance ? ... Nous ne pouvons rompre le lien entre protestantisme et modernité sans atteindre le cœur même de la spiritualité et de l’éthique protestante. Revenir en deçà de la démocratie, en deçà de la libre critique, de la liberté de jugement et de conscience, de la prise au sérieux, pour des raisons spirituelles, de la réalité concrète sous toutes ses formes, tout cela n’est pas possible, sinon à cesser d’être protestant, et je dirais même à cesser d’être chrétien !...
Nous sommes persuadés qu’il peut y avoir une place dans notre société sécularisée pour une morale fondée sur une conviction, que cela est même nécessaire pour l’avenir même de notre culture laïque et pluraliste. Et c’est probablement une des vocations de l’éthique protestante que de démontrer qu’il est possible de respecter la laïcité et le pluralisme tout en affirmant avec force une conviction théologique. Encore une fois, nous ne sommes pas contraints au choix entre sectarisme et dissolution... »
Nous sommes persuadés qu’il peut y avoir une place dans notre société sécularisée pour une morale fondée sur une conviction, que cela est même nécessaire pour l’avenir même de notre culture laïque et pluraliste. Et c’est probablement une des vocations de l’éthique protestante que de démontrer qu’il est possible de respecter la laïcité et le pluralisme tout en affirmant avec force une conviction théologique. Encore une fois, nous ne sommes pas contraints au choix entre sectarisme et dissolution... »
Mais c’est finalement au plan des choix et comportements concrets que l’éventail des positions protestantes se laisse le plus aisément discerner. Ainsi, par exemple, si l’on considère le problème des armements, les options seront amplement différenciées, selon qu’on se situera dans la ligne de la domination de l’homme sur les forces chaotiques (puritanisme), dans celle de l’accentuation privilégiée de la piété du cœur (piétisme) ou dans celle des analyses des rapports de forces économiques et politiques (christianisme social).
Autre exemple, l’avortement : certains protestants professeront une position voisine de celle du magistère catholique en soulignant le rôle des autorités dans le combat contre “le crime” (puritanisme), d’autres se reconnaîtront proches des analyses sociologiques et psychologiques humanistes (rationalisme), d’autres encore refuseront toute orientation prescriptive au nom du primat inconditionnel de l’amour (éthique de situation), d’autres enfin considéreront les dimensions sociales et politiques de la question (christianisme social).
Les déclarations d’Églises protestantes sur des problèmes tels que ceux-là s’efforcent fréquemment de maintenir en équilibre ou en continuité la fécondité propre à chacun de ces apports, ce qui a pour effet de conférer à leur texte un caractère composite aisément discernable. Mais tel est sans doute le lot inévitable d’Églises au sein desquelles l’éthique protestante n’existe qu’au pluriel.
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