Dimanche 16 novembre 2013, Bordeaux.
François Clavairoly, Pt de la FPF.
1
Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n’est pas avec une
supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le
témoignage de Dieu. 2 Car je n’ai pas eu la pensée de savoir parmi vous
autre chose que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. 3 Moi-même j’étais
auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ;
4 et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs
de la sagesse, mais sur une démonstration d’Esprit et de puissance, 5 afin que
votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de
Dieu. 6 Cependant, c’est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits,
sagesse qui n’est pas de ce siècle, ni des chefs de ce siècle, qui vont être
anéantis ; 7 nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que
Dieu, avant les siècles, avait destinée pour notre gloire, 8 sagesse qu’aucun
des chefs de ce siècle n’a connue, car, s’ils l’eussent connue, ils n’auraient
pas crucifié le Seigneur de gloire.
Chers amis, frères et soeurs,
Ces quelques phrases de Paul posent la question de la singularité du statut de la
religion chrétienne. Sa singularité parmi les autres religions, et celle de sa
spécificité au regard des autres discours qui s’expriment en même temps
qu’elle.
Ces deux questions du statut et de la singularité de la religion
chrétienne constituent les termes du problème
classique de son originalité et surtout celui de sa vérité.
Le mot est lâché : vérité. La religion chrétienne peut-elle
prétendre être religio vera [1] ? Et si tel est le cas, quel est son argument, quelles en
sont les conséquences ? J’aimerais par ces quelques mots introduire une
réflexion sur la question de la vérité du christianisme et de son rapport à la
raison et à la vérité. Introduire une réflexion et laisser chacun de vous la
poursuivre avec ses pensées propres, ses références et ses convictions...
Précisément, en Europe, depuis les découvertes de la Renaissance
et les affirmations critiques de la Réforme et des Lumières, depuis les processus
d’émancipations intellectuelles de la Modernité proposant une refondation des
discours des origines du monde et offrant des formulations novatrices, le
christianisme se trouve dans une crise profonde quant à sa prétention à la
vérité.
Il apparaît, de plus, que se pose la question de savoir s’il est
juste, devant cette nouvelle donne, d’appliquer la notion même de vérité à la
religion, et si les hommes, par le truchement de la religion, peuvent avoir un
quelconque accès à une vérité sur Dieu ou sur les mystères du monde, ou bien au
contraire s’ils ne sont pas les porteurs d’un projet finalement obscurantiste.
Pour avancer, devant un tel questionnement, nous nous retrouverons
sans doute plus à l’aise avec le récit de cette parabole venue de l’Inde, une
parabole qui n’est pas biblique, certes, la parabole de l’éléphant et des
aveugles, mais qui illustre notre propos : un roi réunit un jour tous les
habitants aveugles d’une ville. Il fait passer devant ces aveugles un éléphant.
Il laisse les uns toucher la tête en leur disant : « C’est cela un
éléphant ». D’autres peuvent toucher l’oreille ou la défense, la trompe,
la patte, la croupe, les poils de la queue...Puis le roi demande à
chacun : « Qu’est-ce qu’un éléphant ? ». Alors, selon la
partie qu’ils ont touchée, certains disent : « C’est comme une
corbeille tressée, c’est comme un pot, c’est comme la barre d’une charrue,
c’est comme un entrepôt, comme un pilastre, comme un mortier, comme un
balai... ». Là-dessus, ils se mettent à se disputer en criant :
« L’éléphant est comme ceci, comme cela... ! », et ils se
jettent l’un sur l’autre et se frappent avec les poings, pour le plus grand
divertissement du roi.
La querelle des religions, y compris celle qui concerne le
christianisme en débat avec d’autres, ressemble un peu à cette querelle des
aveugles nés. Et le christianisme, en l’occurrence, ne se retrouve en aucune
manière dans une situation privilégiée ou plus positive que les autres, bien au
contraire. Sa prétention à la vérité, en effet, le rend particulièrement
aveugle à la limite de toute notre connaissance du divin, et le marque parfois
d’un fanatisme insensé, lui faisant prendre à lui aussi pour le tout, le petit
bout touché par l’expérience personnelle.
Le scepticisme général à l’égard de la prétention à la vérité en
matière de religion se trouve par ailleurs renforcé encore par tout ce que la
science moderne a permis de soulever en ce qui concerne la question des
origines de la vie : la théorie de l’évolution surclasse la doctrine de la
création (toujours enseignée depuis Vatican II comme aussi dans certaines
Eglises évangéliques ; les connaissances de l’homme en matière de
neurobiologie, de chimie, de psychologie, d’anthropologie, semblent surclasser
la doctrine du péché originel ; l’exégèse critique relativise tout ce que
nous croyions connaître de la figure même de Jésus et de sa conscience de
Fils ; les origines de l’Eglise en Jésus apparaissent plus que douteuses
et beaucoup plus complexes qu’une simple vision linéaire des choses laissait croire,
puisque le système de la papauté et de la succession ne se conçoit que
tardivement, puisque Pierre n’a jamais été pape, etc.
La fin de la métaphysique et la rationalité ont rendu
problématique le fondement philosophique du christianisme. Et quasiment conflictuel
le rapport de la foi et de la raison.
Aujourd’hui, en réalité, il est plus facile de réduire les
contenus chrétiens à un ensemble de discours métaphoriques, de ne leur
attribuer qu’une vérité de même nature que celle des mythes de l’histoire des
religions, et de les comprendre comme un mode d’expérience religieuse de même
type que tant d’autres.
Dans cette perspective, il n’est plus possible de parler du
christianisme comme d’une vérité qui serait pour l’homme, pour tout homme,
quelle que soit son origine géographique et sa culture, une force qui
s’imposerait à lui, telle une promesse fiable. Il faut en parler bien plutôt
comme d’une expression culturelle particulière de la sensibilité religieuse
générale, elle-même produit des aléas de notre origine européenne. Tout cela,
nous le savons, a été formulé dès le début du XXè siècle par de grands
intellectuels et de grands chercheurs, issus notamment de l’université
allemande. En termes philosophiques et théologiques, on a décelé et décrit
cette sorte de rétrécissement du champ du christianisme, ce retrait intérieur
par rapport à une vision universelle originelle qui se fondait sur sa
prétention à la vérité. L’on était presque arrivé à la conviction que, les
cultures étant insurpassables et les religions étant liées aux cultures, le
christianisme n’était, pour reprendre l’enseignement de la parabole de
l’éléphant et des aveugles, que le côté du visage de Dieu tourné vers
l’Europe...
La raison aurait donc eu raison.
La raison aurait eu raison de la religion. Du moins en Europe...Et
ce qu’elle dit aujourd’hui, en toute rationalité, est effectivement ceci :
la vérité en tant que telle, nous ne la connaissons pas. Certes, à travers des
images les plus diverses, c’est au fond la même chose que nous visons, mais un mystère
aussi grand, le divin, ne peut être réduit à une seule figure qui exclue toutes
les autres. Il y a beaucoup de voies, beaucoup d’images, toutes reflètent
quelque chose du tout, et aucune n’est elle-même le tout.
Autrement dit, il n’y a pas de certitude de la vérité, sur Dieu,
mais seulement des opinions.
Et la porte s’ouvre, alors, sur une forme d’indifférentisme, de
relativisme, de cohabitation de toutes les croyances, où chacune s’insère
paisiblement dans la symphonie polymorphe de l’éternel inaccessible. Écoutons
comment s’exprime ce sentiment : « C’est la même chose que tous
vénèrent, c’est une unique chose que nous pensons, ce sont les mêmes étoiles
que nous contemplons, le ciel au-dessus de nous est unique, c’est le même monde
qui nous enveloppe ; qu’importent les espèces variées de sagesse par
lesquelles chacun cherche la vérité. On ne peut parvenir par une unique voie à
un mystère aussi grand. »
Ces mots ne sont pas d’hier, bien qu’ils résonnent agréablement à
nos oreilles, et ils trouveraient chez nos contemporains, convenons-en, un écho
manifestement favorable : ainsi parlait pourtant le sénateur Symmaque en
384 devant l’empereur Valentinien II, défendant le paganisme et voulant
rétablir la déesse Victoria dans le sénat romain...
Où en sommes-nous, aujourd’hui ? Et que s’est-il passé pour
que nous en soyons arrivés là ? Le christianisme aurait-il définitivement
renoncé à se percevoir comme discours de vérité ? Et ce faisant, n’étant
plus porté par cette quête exigeante de discernement du monde et du mystère
divin, aurait-il renoncé à s’aider de la raison pour en exprimer avec
rationalité les enjeux et l’espérance pour le monde entier, au-delà de toute
frontière culturelle ?
Aurait-il divorcé avec la raison après avoir été humilié par
elle ?
La foi se réduirait-elle, au pire, à une expérience religieuse
comme on le voit dans toute une partie du christianisme en plein développement
et marqué notamment par le pentecôtisme ? Serait-elle, au mieux, un
discours en forme de commentaire du monde et de l’histoire parmi d’autres, mais
un commentaire seulement ? Ne pourrait-elle être le lieu d’une
herméneutique exigeante, la proposition d’un message, le témoignage d’une
interpellation critique et l’expression d’une vérité, en débat, justement, avec
les sagesses de ce monde et se plaçant sans crainte sur le terrain de la
raison, d’autant plus que l’un des mots clés de son discours est précisément
celui de Logos ?
L’apôtre Paul, écrivant à Corinthe, a un avis sur le sujet :
sagesse contre sagesse, raison contre raison, discours contre discours, c’est
bien avec des mots, avec un discours et avec la raison qu’il argumente. C’est
avec « la parole de la croix » qu’il défend son point de vue. Il ne
présente d’ailleurs que cet argument discursif, un argument qu’il nomme
« Jésus-Christ crucifié ».
Trois mots seulement pour dire tout à la fois ce qui est de
l’ordre du religieux et ce qui est de l’ordre de la raison, mais trois mots
pour les lier l’un à l’autre : Religieux, en effet, est le nom de Jésus
qui signifie sauveur, christ, messie et envoyé de Dieu ; et raisonnable,
le fait qu’il s’agisse bien ici d’un homme et non d’un demi dieu, d’un titan ou
d’un héros. Un mortel donc, puisqu’il meurt sur la croix. Jésus-Christ
crucifié.
Le langage de Dieu, pourrait-on dire, est donc religieux,
mystérieux, et il demande qu’on le croie, sans conteste, car il nous faut y
entendre dans la foi que Jésus vient donc de sa part.
Mais ce langage, notre raison le comprend tout autant, le lit
même, le déchiffre dans le texte, le critique et le cerne, l’examine, l’étudie,
comme n’importe quel langage. Il est langage humain, inscrit dans une logique
humaine, celle d’un homme du premier siècle de notre ère, dans un contexte
précis, un homme au destin étonnant mais compréhensible pourtant, au regard des
discours qu’il a prononcés et dont on a gardé trace, et des discours de ceux,
prophètes d’Israël, qui l’ont précédé.
En Jésus- Christ crucifié, foi et raison peuvent se conjuguer pour
qui prête sérieusement une attention réelle et intelligente au récit et à la
pensée, pour qui s’intéresse à l’homme.
Mais il y a plus que cela encore, et ce point est décisif dans
notre réflexion qui se conclura ici de façon toute provisoire : la foi et
la raison, devant cet homme Jésus-Christ crucifié dont parle l’apôtre aux
corinthiens, la foi et la raison devant cet argument de « la parole de la
croix », s’étonnent soudain d’y découvrir, outre l’envoyé de Dieu, pour
l’une, ou le simple mortel au destin étonnant, pour l’autre, que la vérité que
chacune d’elles cherche n’existera pas sans une troisième dimension, celle de
l’amour.
Ratio (la raison), la sœur jumelle de Fides (la foi), n’y avait pas pensé, en effet. Malgré toute sa
sagesse, elle pour qui tout s’explique, en ce monde laïc, par des processus et
des logiques, des enchaînements et des probabilités, des causes et des effets,
mais sans autre éthos que celui qu’autorisent les lois de la physique ou
celle de l’évolution, pouvait très bien raisonner le monde et le destin des
hommes sans faire appel à une éthique, sans introduire la dimension du symbole
de l’amour, l'amour de soi et de l'autre.
Et Fides (la foi) non
plus, l’autre sœur jumelle, n’y avait pas pensé. Elle qui se croyait comme en
surplomb du monde et des hommes, au balcon de Rome, n’ayant besoin de rien de
plus que sa superbe et la force de sa conviction...
Voici donc une troisième invitée au débat de la vérité, en plus de Fides et de Ratio :
Caritas, la petite sœur, la troisième, la charité, autrement dit l’amour,
qui préside à tout ce que fait et dit Jésus-Christ crucifié, Caritas qui motive sa venue et
l’initiative même de Dieu, qui oriente les actes et le comportement du Christ,
ses paroles, sa vie même, jusqu’au dernier souffle : « Père,
pardonne-leur... »
La religion chrétienne a ceci de bien singulier et sans doute
d’original -et de vrai ?-
qu’elle ose le pari de faire entrer en dialogue incessant la foi et la raison,
et qu’elle soumet à chaque instant l’une et l’autre au regard bienveillant et
critique de l’amour. Un amour qui aime jusqu’à l’abandon de soi, gratuitement,
au-delà de toute conviction et de toute raison...
Pour un discernement commun de la vérité.
Aux religieux intégristes qui pensent encore, et ils sont bien
seuls, qu’il n’y a qu’une vérité divine, contre toute raison, caritas rappelle qu’il faut écouter
l’autre pour la recevoir et la comprendre dans ce qu’elle a souvent
d’inattendu, de pluriel, de complexe, et qu’elle ne peut jamais être possédée,
ni instrumentalisée, ni assénée ; et aux intégristes de la raison et de la
laïcité, caritas rappelle que la
dimension symbolique de nos langages et de nos gestes désignent une réalité qui
échappera toujours à nos schémas, malgré les froides logiques qui prétendent
tout expliquer, malgré les théories, y compris celle du chaos, malgré les lois
de la physique d’un monde dont le ciel
semble vide, malgré les lois de la vie, et malgré même les lois de la
République : une réalité dont la dimension parfois oubliée, et pourtant ultime
et imprenable que désignait justement cet homme Jésus, que les chrétiens
nomment Christ, une réalité dont la dimension rappelle que nos existences
humaines sont porteuses de bien des promesses encore inaccomplies…
Amen
[1] Voir particulièrement la communication de Joseph Ratzinger
« Vérité du christianisme ? », in Christianisme : héritages et destins, LGF, Paris, 2002 (p.303
et s.).
Quel plaisir de retrouver ici ce beau texte !
RépondreSupprimerMerci.