mardi 8 janvier 2013

Dorothée Sölle, engagée et mystique…


Si la théologie de la libération émane des pays du Sud, il existe en Europe une théologie dite « politique » et de libération sociale, comme celle de Dorothée Sölle (1929-2003). Elles expriment, elles aussi, la nécessité d’une transformation radicale des structures économiques et politiques, afin d’assurer plus de justice et de paix dans les pays riches et dans le reste du monde. Dorothée Sölle est une théologienne luthérienne bien connue en Allemagne pour son engagement politique, écologiste et féministe. Elle a milité contre la course aux armements et pour plus de justice sociale dans les pays du Sud et dans sa propre société. L’itinéraire de Dorothée Sölle l’a conduit de Karl Marx à Denys l’Aréopagite. C’est à une « mystique de la libération » qu’aboutit la quête de cette femme remarquable. Elle a signé son testament spirituel dans un ouvrage paru dans les années 1990, intitulé Mystique et résistance.

Au départ, Dorothée Sölle, lectrice des grands théologiens de son temps tels que Rudolf Bultmann, insiste sur le caractère existentiel de la foi : il s’agit de la vivre concrètement. Elle refuse le dieu des métaphysiciens pour rester fidèle au Dieu de la Bible. Mais elle conteste l’insistance bultmannienne sur l’eschatologie (la fin des temps), dans la mesure où cette perspective nous dispenserait d’œuvrer ici et maintenant au changement de la situation matérielle de l’humanité. S’inspirant de l’analyse marxienne, Dorothée Sölle rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de comprendre le monde, mais aussi de le changer. C’est l’engagement pour une société plus humaine qui nous sort du « Sein Zum Tode » (être-pour-mourir), qui hantait la conscience des existentialistes de son temps, dont Heidegger.

La liberté pour les autres

Dorothée Sölle conteste la prière « privatisante » c’est à dire la prière qui ne s’accompagne pas d’engagement social concret. Prier pour « nos responsables politiques » ou « pour la justice et la paix » sans plus, est aussi contestable, dit-elle, que de prier pour la pluie sans planter des arbres et arrêter la désertification. Nous n’avons pas le droit d’attendre « l’aide de l’Au-delà » sans nous sentir concernés activement. A ce genre de prière qu’elle compare à un emplâtre sur une jambe de bois, elle préfère une demande du genre : « Donne-nous, Seigneur, la créativité de nous battre contre ce qui maintient nos frères dans la misère. »

Pour elle, une prière authentique consiste à exprimer à Dieu la souffrance ressentie, parce que son Royaume n’est pas encore réalisé. Consolés et fortifiés par cette prière, nous pouvons alors aller à l’essentiel : faire, à la suite de Jésus, l’œuvre de Dieu envers nos frères. Ainsi, nous endossons la coresponsabilité de l’avenir du Royaume, et nous écartons de nous la tentation de laisser à un Dieu « magique » les tâches qui nous incombent à nous. L’action sociale et politique, dit Dorothée Sölle, est l’occasion d’affirmer vigoureusement notre personnalité, affirmation faite de détermination et de créativité, comme Jésus nous en montre l’exemple quand il dit : « On vous a dit que…. Mais moi je vous dis… ». Le Christ ne plie pas devant les situations acquises, les habitudes, les intrigues des pharisiens.

« Je te le dis, lève-toi … ». La fermeté qui émane d’une telle phrase et que nous devons faire nôtre, renvoie à la force créatrice de Dieu qui crée à partir de ce qui n’est pas. A l’exemple de Jésus ainsi que dans le discernement et la puissance de l’Esprit, nous devenons capables de nous affirmer sans peur, de contester l’injustice, la violence, la pollution. « Faites face, déclare Dorothée Sölle, regardez en face les fauteurs de guerre ! » Il s’agit d’être libre, comme Jésus était libre. Et elle précise qu’il s’agit d’une liberté-pour-les-autres, et non d’un simple libre arbitre égocentré. Cette liberté-là est le secret de la créativité et du bonheur. C’est ainsi qu’elle estime que Jésus était l’homme le plus heureux de la terre.

De l’extérieur à l’intérieur

Dorothée Sölle a vécu, à l’occasion de son divorce, une souffrance aiguë et profonde. Elle cherche à rendre compte de l’importance de « la nuit » qu’elle traverse elle-même et qu’elle découvre chez les mystiques. Elle évoque pour cela l’expérience d’échec du prophète Elie, sa fuite devant la fureur de Jézabel (1 R, 17-19). Elie, exténué, cherche à mourir sous un genêt. Fortifié par l’ange de Dieu qui lui porte à manger, il poursuit cependant son chemin pendant quarante jours et quarante nuits. Dans la grotte où il s’est endormi, il entend une voix qui l’appelle au-dehors. Il finit par entendre Dieu, non dans les phénomènes spectaculaires – tempête, tremblement de terre, feu – mais dans le souffle léger de la brise. Elie doit quitter ses idées sur Dieu. Il découvre un Dieu intime, non plus terrifiant et totalement extérieur. Mais ce Dieu intime ne l’invite pas à demeurer dans l’extase. Il l’envoie vers le monde pour poursuivre son œuvre prophétique. Il s’agit de faire nôtre la cause de Dieu.

Dorothée Sölle insiste sur la nécessité du « départ ». Il s’agit d’un arrachement. Suivons les mystiques qui sont entrés dans la nuit et en sont ressortis transformés. Il convient – à la suite d’Elie – de partir au loin, vivre intensément les deuils, assumer les échecs, puis faire retour à « l’Origine de la vie ». Ce retour à l’Origine indicible passe pour elle par une plongée dans l’inconscient, évoquée symboliquement dans l’histoire d’Elie par son endormissement dans une grotte – véritable matrice. Le siècle des Lumières et les progressistes actuels ignorent ce mouvement régressif. Ils ne valorisent que le progrès. Dorothée Sölle indique qu’il y a lieu d’aller « de l’extérieur à l’intérieur, de la vie à une certaine mort, du progrès à un retour en arrière, du mouvement à l’arrêt, de l’ego au soi, de l’extériorité postnatale à la matrice prénatale de toute chose ».

L’expérience de l’échec, la mort à soi et le retour aux origines sont des éléments dorénavant constitutifs de la quête de cette femme, militante radicale devenue mystique. Comme Elie eut à abandonner l’idée qu’il se faisait de Dieu, nous sommes appelés à abandonner nos propres convictions, notamment celle d’un Dieu tout puissant – une représentation d’ailleurs devenue intenable après Auschwitz. Il convient aussi de quitter l’idée qu’on se fait du monde, dit-elle, non pour le fuir, mais pour l’habiter autrement, en tant que prophète. Il est capital qu’après le « départ » – perdre ses certitudes, faire l’expérience de l’échec et de la souffrance, renoncer au petit moi – il y ait un « retour ». Il s’agit de renoncer au monde dans un mouvement de kénose (ou de Gelassenheit), mais pour s’y engager à nouveau de manière différente, non possessive, détachée, généreuse.

Un nouveau regard

Les compagnons de lutte de Dorothée Sölle, d’autres théologiens proches de la théologie de la libération se sont interrogés sur ce thème du départ qu’elle a développé avec tant de conviction : Dorothée est partie, mais va-t-elle encore revenir ? Elle a répondu : « Oui ,je reviens. Mais je ne suis plus comme avant ». Elle a touché à un niveau de profondeur qui la rend en quelque sorte étrangère au monde. Elle a vécu des moments intenses qui lui ont donné à la fois « plénitude » et « distance ». Elle évoque la théologie négative ou apophatique pour dire que son expérience lui a inspiré un lâcher-prise envers Dieu (c’est-à-dire envers l’image qu’elle se faisait de Dieu). Avec maître Eckart et Denys l’aréopagite, elle préfère la « théo-poésie » à la « théo-logie » : il s’agit d’un regard émerveillé devant l’indicible beauté du projet divin et ainsi que d’un engagement radical pour contribuer à sa réalisation. Dorothée Sölle parle donc « d’émerveillement radical ». L’extase mystique nous sort de la banalité, de la laideur et de l’égoïsme, elle nous permet de voir le monde avec les yeux de Dieu. La louange mystique de tout ce qui est « bon » mène à la résistance sociale pour restaurer ce qui a été abîmé. Essayer de voir comme Dieu les affligés, victimes du profit et de la violence, c’est se laisser porter par « une mystique de la libération ». En somme, l’union mystique à Dieu nous livre plus qu’un nouveau regard sur Dieu : un nouveau regard sur le monde.

Le mystique est dans le monde mais non du monde, dit Dorothée Sölle. Son regard est celui de l’étranger qui s’étonne. Il a vu combien le rêve de Dieu pour l’être humain est beau et comment il est trahi par l’injustice sociale, la pollution et le machisme patriarcal. Il a compris que le productivisme capitaliste et son consumérisme nous ont brouillé la vue. Il est saisi par la déshumanisation qu’engendrent le matérialisme et la marchandisation du monde. Il a touché au désir de vie de Dieu, ami de l’homme.

La mystique comme élan

La mystique change le regard, mais ne donne pas de recettes. Elle ne livre pas de solutions toutes faites. L’expérience mystique permet à Dorothée Sölle de dépasser les oppositions simplistes héritées de la Guerre froide ainsi que les analyses péremptoires sur la lutte des classes. Elle permet de laisser advenir un autre langage pour ranimer l’idéal de liberté et de dignité pour tous. Elle permet de formuler une autre promesse, plus profonde que celle de l’avenir envisagé par les sciences sociales et les politiques partisanes. Ce discours tire sa force mobilisatrice de sa relation à l’Origine de la vie. Il constitue un « retour » à l’évidence : la vie en société ne peut pas être que ça ! La mondialisation telle qu’elle se présente aujourd’hui ne peut être la « fin de l’histoire » vantée par les thuriféraires du néolibéralisme et du messianisme nationaliste américain. On ne saurait faire preuve de plus d’arrogance impériale et ethnocentrique.

Cette mystique-là est le terreau fertile de la résistance à la déshumanisation consumériste qui menace de nous faire perdre nos racines et à la déshumanisation par la misère qui sévit dans les pays qui souffrent de la faim. Dorothée Sölle invite à « quitter » sans savoir où l’on va, là où manquent les concepts et les outils d’analyse. Elle en appelle à une liberté sans destination précise, à une disponibilité à la transcendance. La mystique relève d’un « élan vital » qui rend possible le service du frère dans l’écoute de Dieu. C’est ainsi que la mystique permet de passer d’une « herméneutique du doute et de la critique » (Nietzsche, Marx, Freud) à une « herméneutique du désir » L’herméneutique est l’art de l’interprétation des textes : espérer le Royaume et désirer ardemment y contribuer, ayant vu le monde et le frère avec les yeux de Dieu. Elle comble les lacunes de l’engagement sécularisé qui risque de se fonder sur une rationalité trop étroite. Mystique et résistance est un appel à l’engagement. Dieu a besoin des hommes. Il agit à travers nos engagements. La théologie de la libération n’est pas réservée aux communautés chrétiennes des pays du Sud. Les chrétiens d’Europe ont une responsabilité planétaire, aux dimensions de la mondialisation.

Cette mystique de la libération débouche, comme toutes les mystiques, sur du concret. En l’occurrence, du concret aux dimensions sociales et politiques.

Thierry Verhelst
http://www.trilogies.org/spip.php?article187

 

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