lundi 11 juin 2012

Pour une théologie de la dépendance

La dépendance est-elle une situation uniquement négative ? Dans le débat actuel sur la dépendance, cette notion est entendue comme un manque, une perte d’autonomie, une faiblesse, et une souffrance pour les accompagnés et les accompagnants. D’un autre côté, la théologie chrétienne insiste sur la dépendance fondamentale de l’être humain à l’égard de Dieu. Est-ce la seule dépendance que nous serions appelés à célébrer ?

C’est de nos réponses à ces questions que nous pourrons tirer éventuellement des convictions pour vivre, accompagnés et accompagnants, institutions et décideurs, les réalités des « dépendances obligées ».

Célébrer notre dépendance

Nous ne sommes pas seulement dépendants de Dieu (Le sommes-nous d’ailleurs ?). Nous sommes dépendants les uns des autres. Depuis la naissance jusqu’à la mort. Dans notre vie quotidienne qui ne pourrait être vécue sans tout ce que nous recevons des autres. Dans nos désirs de pouvoir, d’argent, de renommée, mais surtout d’affection et de reconnaissance, que nous ne pouvons assouvir sans la présence d’autres.

Or aujourd’hui nous sommes invités à célébrer notre liberté individuelle, notre autonomie, à nous battre pour une réussite personnelle qui nous distinguerait enfin des autres, qui nous rendrait enfin indépendants.

Il est temps d’entendre l’invitation de Tolstoï dans la dernière phrase de La guerre et la paix : «… il est nécessaire de renoncer à la liberté dont nous avons conscience et de reconnaître la dépendance que nous ne sentons pas ».

Cette invitation de Tolstoï rejoint celle du message biblique. Quand il nous est proposé d’un seul mouvement d’aimer  Dieu et notre prochain, pourquoi serions-nous dépendants de Dieu et pas dépendants de notre prochain ? Nous avons l’habitude de considérer que Dieu nous aime, et qu’à cause de cet amour nous serions appelés à aimer ceux qui dépendent de nous. Mais, c’est une erreur : nous sommes d’abord appelés à aimer ceux dont nous dépendons. C’est la réponse à la question centrale de la parabole du Bon Samaritain est : Qui est le prochain (à aimer) de celui qui est au bord de la route ?

Cette dépendance reconnue, acceptée, cette dépendance finalement bénie (puisqu’elle fait de nous le réceptacle de dons multiples), nous rend paradoxalement libres et esclaves à la fois. L’apôtre Paul célèbre cette condition du croyant qui choisit de ne se désolidariser de personne, et qui se reconnait serviteur de tous (par ex. 1 Co 9/19).

Dans un environnement de compétition et d’individualisme, l’affirmation par les chrétiens d’une dimension positive et bénie de la dépendance est peut-être le message « de scandale et de folie » nécessaire aujourd’hui à la guérison de nos sociétés. Nous n’avons pas à vouloir maitriser nos relations, ni même à construire des interdépendances qui nous conviendraient ; nous avons à reconnaitre d’abord notre besoin des autres.

Mais alors, est-il si sûr que nous devions célébrer le Dieu de Jésus-Christ comme celui dont la puissance et la science du présent et du futur nous rendraient dépendants de ses décisions, nous inscriraient dans une destinée écrite d’avance, dans un jugement édicté une fois pour toutes ?

Le message biblique nous invite plutôt à considérer d’abord que « Dieu n’est tout à fait lui-même que lorsqu’il s’est trouvé un vis-à-vis… » (citation d’Adolphe Gesché, théologien catholique belge).

Cela ne fait sans doute pas de Dieu celui qui dépend des humains. Mais l’Evangile de l’incarnation, de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, radicalise cette relation entre Dieu et les humains : Dieu choisit de dépendre d’une famille, d’une époque, d’inscrire son histoire dans des systèmes de dominations religieuse et politique, d’accepter la violence et le rejet. Il choisit enfin de remettre aux mains de quelques uns la responsabilité de proclamer que sa défaite acceptée, sa vie donnée, ouvrent  un chemin d’espérance pour tous les humains.

La grâce, qui nous est promise en surabondance, n’est donc pas le cadeau accordé par la toute-puissance d’un Dieu dont nous serions dépendants. Elle est l’invitation à reconnaitre que Dieu a choisi le risque de la dépendance, pour nous permettre d’y trouver nous-mêmes notre salut, le sens dévoilé de notre existence. La grâce, une identité reçue de celui qui a accepté que son identité dépende des humains.

Vivre la dépendance obligée

Il faudrait expliciter et développer combien cette dépendance reconnue et honorée nous rend paradoxalement libres de bien des contraintes dans nos vies ordinaires et nous oblige à l’action dans bien des domaines. Combien aussi elle nous permet de renouveler le visage du Dieu qui vient à notre rencontre. Mais cette approche de la dépendance peut-elle nous parler quand nous sommes affaiblis physiquement, intellectuellement ou psychiquement ? Peut-elle nous parler quand nous accompagnons des personnes qui ont besoin de nos soins et de notre attention ?

C’est souvent aujourd’hui autour du terme de « dignité », à préserver, à respecter, que se nouent les discours et les pratiques concernant « la dépendance ». Comme s’il restait toujours une irréductible part de dignité, chez ceux qui ne présenteraient pas/plus les signes habituels et reconnus d’une pleine humanité. Mais ne devrions-nous pas considérer plutôt que c’est cette dépendance obligée qui nous présente la face véritable de notre humanité, que les personnes ainsi « diminuées » sont le signe manifeste de notre condition « normale » ?

Dans le contexte actuel de célébration de l’individu performant, combien de personnes craignent d’être une charge pour les autres, combien souffrent de leur manque d’autonomie, du poids qu’elles représenteraient pour la société et pour leurs proches ? Combien même s’excusent à tout moment de leur état, et parfois voudraient disparaître pour ne plus gêner ? Nous devrions être collectivement capables d’affirmer à ces personnes qu’elles sont moins dépendantes que bien des plus actifs pour assumer leur vie quotidienne (De combien de personnes avons-nous besoin pour nous déplacer, travailler, prendre un repas, nous distraire...vivre au jour le jour ?). Mais plus encore, nous devrions pouvoir affirmer que nous nous reconnaissons en dette vis-à-vis d’elles : dette pour ce qu’elles nous ont permis de vivre, dette pour ce qu’elles nous donnent de science de nous-mêmes et de notre humanité.

Cela ne veut pas dire que chacun devrait assumer individuellement l’accompagnement de ses proches touchés par la « dépendance », comme une dette à rembourser ou à payer d’avance. Au contraire nous sommes invités, par notre compréhension de la dépendance comme fondement de notre condition individuelle et sociétale, à pratiquer une solidarité de proximité et une solidarité organisée socialement envers les personnes en difficulté et leurs accompagnants. L’étendue de la solidarité organisée doit être à la mesure de l’extension de la dépendance dont nous bénéficions (sociale, économique, politique…)

Enfin, comment nous est-il possible de partager des convictions spirituelles avec celles et ceux qui sont «dépendants » et celles et ceux qui les accompagnent ? La théologie chrétienne et la pastorale des malades ont pu inviter les « souffrants » et leurs proches à reconnaître dans la figure du Christ celui qui a traversé le dépouillement de toute force et de toute certitude, une «kénose » qu’il a vécu et dans laquelle nous pourrions le découvrir comme notre compagnon. Cette dimension n’est pas fausse, à condition qu’elle ne soit pas une sorte de justification déguisée de la souffrance.

Mais peut-être pouvons-nous trouver plutôt, dans la tâche proposée aux disciples d’annoncer  la victoire du crucifié, la conviction qu’un surcroit de sens peut surgir dans nos existences, dans l’expérience même de la dépendance et de son accompagnement.  Ce n’est pas une foi forte qui nous sauvera a priori ; c’est dans la traversée de la dépendance que se découvrira peut-être la vérité de notre présent, et  une promesse pour notre futur.


Olivier Brès




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