La
dépendance est-elle une situation uniquement négative ? Dans le débat
actuel sur la dépendance, cette notion est entendue comme un manque, une perte
d’autonomie, une faiblesse, et une souffrance pour les accompagnés et les
accompagnants. D’un autre côté, la théologie chrétienne insiste sur la
dépendance fondamentale de l’être humain à l’égard de Dieu. Est-ce la seule
dépendance que nous serions appelés à célébrer ?
C’est
de nos réponses à ces questions que nous pourrons tirer éventuellement des
convictions pour vivre, accompagnés et accompagnants, institutions et
décideurs, les réalités des « dépendances obligées ».
Célébrer notre dépendance
Nous
ne sommes pas seulement dépendants de Dieu (Le sommes-nous d’ailleurs ?).
Nous sommes dépendants les uns des autres. Depuis la naissance jusqu’à la mort.
Dans notre vie quotidienne qui ne pourrait être vécue sans tout ce que nous
recevons des autres. Dans nos désirs de pouvoir, d’argent, de renommée, mais
surtout d’affection et de reconnaissance, que nous ne pouvons assouvir sans la
présence d’autres.
Or
aujourd’hui nous sommes invités à célébrer notre liberté individuelle, notre
autonomie, à nous battre pour une réussite personnelle qui nous distinguerait
enfin des autres, qui nous rendrait enfin indépendants.
Il
est temps d’entendre l’invitation de Tolstoï dans la dernière phrase de La guerre et la paix : «… il est
nécessaire de renoncer à la liberté dont nous avons conscience et de
reconnaître la dépendance que nous ne sentons pas ».
Cette
invitation de Tolstoï rejoint celle du message biblique. Quand il nous est
proposé d’un seul mouvement d’aimer Dieu
et notre prochain, pourquoi serions-nous dépendants de Dieu et pas dépendants
de notre prochain ? Nous avons l’habitude de considérer que Dieu nous
aime, et qu’à cause de cet amour nous serions appelés à aimer ceux qui
dépendent de nous. Mais, c’est une erreur : nous sommes d’abord appelés à
aimer ceux dont nous dépendons. C’est la réponse à la question centrale de la parabole
du Bon Samaritain est : Qui est le prochain (à aimer) de celui qui est au bord
de la route ?
Cette
dépendance reconnue, acceptée, cette dépendance finalement bénie (puisqu’elle
fait de nous le réceptacle de dons multiples), nous rend paradoxalement libres
et esclaves à la fois. L’apôtre Paul célèbre cette condition du croyant qui choisit
de ne se désolidariser de personne, et qui se reconnait serviteur de tous (par
ex. 1 Co 9/19).
Dans
un environnement de compétition et d’individualisme, l’affirmation par les
chrétiens d’une dimension positive et bénie de la dépendance est peut-être le
message « de scandale et de folie » nécessaire aujourd’hui à la
guérison de nos sociétés. Nous n’avons pas à vouloir maitriser nos relations,
ni même à construire des interdépendances qui nous conviendraient ; nous
avons à reconnaitre d’abord notre besoin des autres.
Mais
alors, est-il si sûr que nous devions célébrer le Dieu de Jésus-Christ comme
celui dont la puissance et la science du présent et du futur nous rendraient
dépendants de ses décisions, nous inscriraient dans une destinée écrite
d’avance, dans un jugement édicté une fois pour toutes ?
Le
message biblique nous invite plutôt à considérer d’abord que « Dieu n’est
tout à fait lui-même que lorsqu’il s’est trouvé un vis-à-vis… » (citation
d’Adolphe Gesché, théologien catholique belge).
Cela
ne fait sans doute pas de Dieu celui qui dépend des humains. Mais l’Evangile de
l’incarnation, de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, radicalise
cette relation entre Dieu et les humains : Dieu choisit de dépendre d’une
famille, d’une époque, d’inscrire son histoire dans des systèmes de dominations
religieuse et politique, d’accepter la violence et le rejet. Il choisit enfin
de remettre aux mains de quelques uns la responsabilité de proclamer que sa
défaite acceptée, sa vie donnée, ouvrent
un chemin d’espérance pour tous les humains.
La
grâce, qui nous est promise en surabondance, n’est donc pas le cadeau accordé
par la toute-puissance d’un Dieu dont nous serions dépendants. Elle est l’invitation
à reconnaitre que Dieu a choisi le risque de la dépendance, pour nous permettre
d’y trouver nous-mêmes notre salut, le sens dévoilé de notre existence. La
grâce, une identité reçue de celui qui a accepté que son identité dépende des
humains.
Vivre la dépendance obligée
Il
faudrait expliciter et développer combien cette dépendance reconnue et honorée
nous rend paradoxalement libres de bien des contraintes dans nos vies ordinaires
et nous oblige à l’action dans bien des domaines. Combien aussi elle nous
permet de renouveler le visage du Dieu qui vient à notre rencontre. Mais cette
approche de la dépendance peut-elle nous parler quand nous sommes affaiblis
physiquement, intellectuellement ou psychiquement ? Peut-elle nous parler
quand nous accompagnons des personnes qui ont besoin de nos soins et de notre
attention ?
C’est
souvent aujourd’hui autour du terme de « dignité », à préserver, à
respecter, que se nouent les discours et les pratiques concernant « la
dépendance ». Comme s’il restait toujours une irréductible part de
dignité, chez ceux qui ne présenteraient pas/plus les signes habituels et
reconnus d’une pleine humanité. Mais ne devrions-nous pas considérer plutôt que
c’est cette dépendance obligée qui nous présente la face véritable de notre
humanité, que les personnes ainsi « diminuées » sont le signe
manifeste de notre condition « normale » ?
Dans
le contexte actuel de célébration de l’individu performant, combien de personnes
craignent d’être une charge pour les autres, combien souffrent de leur manque
d’autonomie, du poids qu’elles représenteraient pour la société et pour leurs
proches ? Combien même s’excusent à tout moment de leur état, et parfois
voudraient disparaître pour ne plus gêner ? Nous devrions être
collectivement capables d’affirmer à ces personnes qu’elles sont moins
dépendantes que bien des plus actifs pour assumer leur vie quotidienne (De
combien de personnes avons-nous besoin pour nous déplacer, travailler, prendre
un repas, nous distraire...vivre au jour le jour ?). Mais plus encore,
nous devrions pouvoir affirmer que nous nous reconnaissons en dette vis-à-vis
d’elles : dette pour ce qu’elles nous ont permis de vivre, dette pour ce
qu’elles nous donnent de science de nous-mêmes et de notre humanité.
Cela
ne veut pas dire que chacun devrait assumer individuellement l’accompagnement
de ses proches touchés par la « dépendance », comme une dette à
rembourser ou à payer d’avance. Au contraire nous sommes invités, par notre
compréhension de la dépendance comme fondement de notre condition individuelle
et sociétale, à pratiquer une solidarité de proximité et une solidarité
organisée socialement envers les personnes en difficulté et leurs
accompagnants. L’étendue de la solidarité organisée doit être à la mesure de
l’extension de la dépendance dont nous bénéficions (sociale, économique,
politique…)
Enfin,
comment nous est-il possible de partager des convictions spirituelles avec
celles et ceux qui sont «dépendants » et celles et ceux qui les
accompagnent ? La théologie chrétienne et la pastorale des malades ont pu
inviter les « souffrants » et leurs proches à reconnaître dans la
figure du Christ celui qui a traversé le dépouillement de toute force et de
toute certitude, une «kénose » qu’il a vécu et dans laquelle nous
pourrions le découvrir comme notre compagnon. Cette dimension n’est pas fausse,
à condition qu’elle ne soit pas une sorte de justification déguisée de la
souffrance.
Mais
peut-être pouvons-nous trouver plutôt, dans la tâche proposée aux disciples
d’annoncer la victoire du crucifié, la
conviction qu’un surcroit de sens peut surgir dans nos existences, dans
l’expérience même de la dépendance et de son accompagnement. Ce n’est pas une foi forte qui nous sauvera a
priori ; c’est dans la traversée de la dépendance que se découvrira
peut-être la vérité de notre présent, et
une promesse pour notre futur.
Olivier
Brès
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