"Ils disaient : Il en a sauvé
d’autres, qu’il se sauve lui-même…Si tu es le roi de juifs, sauve-toi
toi-même…Sauve-toi toi-même et nous aussi"…
Par trois fois dans ce texte nous
lisons cette séquence, cette exhortation ironique et cynique : « sauve-toi,
sauve-toi toi-même et nous aussi » !
"Sauve-toi et sauve-nous, mais de
quoi et de qui" ?
Noël approche nous allons
entrer dans de ce temps de l’attente de la préparation d’une naissance signe et
marque de l’advenue d’un petit enfant et voici affirmé l’Evangile du
vendredi-saint ! l’Evangile du supplicié. Ce rapprochement nous empêche de
penser séparément, il nous oblige à ne pas idéaliser selon nos envies et nous
contraint à ne pas rester figer dans notre attrait, notre fascination parfois
pour le drame et la mort. Tout se tient inséparablement comme les deux faces
d’une pièce de monnaie ; Tout est à recevoir dans un même mouvement car
nos vies sont pleines de ce mouvement ambigu où nos gestes nos paroles et
rencontres sont aux prises avec ces deux réalités celles de la vie et de la
mort.
"Sauve-toi et sauve-nous" dit un
crucifié : ce cri retentit jusqu’à nous, poussé devant la sollicitude, le retour
au Père et la passivité bienveillante de Jésus : Père, pardonne-leur car
ils ne savent pas ce qu’ils font !
"Sauve-toi si tu es vraiment le
plus fort, sort de ce mauvais pas et de ce cruel châtiment" ! Le salut comme
tentation, si tu es le fils de Dieu alors prouve-le, comme si le salut pouvait
être actif, comme si le salut ne devait pas d’abord être reçu comme un don et
non comme une activité volontaire ; à ce sauve-toi impossible
correspond dans le texte de Luc le souviens-toi de l’autre
supplicié ; il arrive bien souvent que nous désirions l’action alors qu’il
faudrait simplement se souvenir comme il nous arrive de nous souvenir alors
qu’il faudrait agir.
Sauve-toi toi-même et nous avec
toi.. Mais de quoi ? Sauve-nous de croire que l’Evangile et la Bible sont
de belles histoires simples et faciles pour de doux rêveurs, pour des êtres
désincarnés, sauve –nous de croire que la violence et la force ce sont les
autres ailleurs et lointains, sauve-nous de croire que le premier testament
serait celui d’un Dieu méchant farouche et guerrier alors qu’avec le deuxième
ou le nouveau on serait passé à des mœurs plus agréables. Sauve-nous de croire
que nous avons fait des progrès dans l’ordre de la violence. La croix de Jésus
et celles des deux autres sont des rappels salutaires de la réalité présente et
concrète au cœur même de l’Evangile qui contient et manifeste plus de réalités
physiques que métaphysiques au-delà du réel. Sauve-nous de notre propre
violence et de notre fascination pour la violence même si le christianisme est
né dans la violence : en l’an 6 du premier millénaire rapporte un
historien (Flavius Joseph) l’empereur Varus fit crucifier non loin de Nazareth
quelque 2000 révolutionnaires galiléens ; on sait que ce mode d’exécution
couramment utilisé dans l’empire romain était un terrible supplice, l’agonie
durait plusieurs heures ; les protestants n’aiment pas trop cette croix de
Jésus, ils ne l’utilisent pas ne l’exhibe pas, ne l’adore pas et n’en font pas
le signe comme pour attester aussi le rejet d’une valeur salutaire de la violence
et de la souffrance. Sauve-nous de croire que la mort de Jésus sur une croix
est une salutaire nécessité, sauve-nous de croire qu’elle fut unique et
singulière, aide-nous à croire qu’elle fait de Jésus d’abord, le compagnon de
tous les suppliciés.
Sauve-toi toi-même et nous avec
toi…Mais de quoi ? Sauve-nous de nous-mêmes qui pensons et croyons si
facilement que cette fin sur la croix est logique ; sauve-nous de nous
accoutumer à cette fin tragique en passant vite à la réalité plus réconfortante
du matin de Pâques comme pour arriver enfin la joyeuse fin et au nouveau
recommencement de l’histoire. Sauve-nous de la morbidité toujours menaçante et
complaisante et en même temps de l’évacuation de cette croix de cette mort pour
passer à autre chose. Abandonner la mort pour passer à la vie comme si le
ressuscité n’était plus le crucifié. Sauve-nous des explications trop évidentes
ou habituelles comme si cette croix ne contenait pas aussi un mystère et une
inconnue : Peut-on jamais répondre à ce grand Pourquoi en fût-il
ainsi ? Jésus dira chez Marc : Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Jésus serait sacrifié par son Père, mais quel est ce père si peu semblable à
Abraham qui lui fût retenu de sacrifier Isaac ? Il prendrait sur lui, la
faute des hommes comme un bouc émissaire ? Ces langages sont certes
nécessaires mais nous aident-il vraiment ? Les évangiles ont décidé de
raconter longuement la fin de Jésus c’est de loin l’épisode de sa vie le plus
long dans les 4 évangiles, c’est bien qu’ils ont voulu nous dire nous transmettre
un message une bonne nouvelle au sein de la description du procès et du
supplice de Jésus.
Pour ma part je vois au moins
trois niveaux que nous pouvons maintenant préciser :
Le premier, déjà esquissé :
Le christianisme est aussi un humanisme, la vie mais surtout la mort de Jésus
nous entraîne à combattre là où nous sommes et comme nous sommes toutes les
violences. Non pas la nier non pas croire que nous pourrions vivre sans elle
mais la combattre et l’extirper sans cesse en nous et autour de nous.
Désacraliser la violence et la souffrance est une exigence évangélique. La
lutte pour la justice et le droit, la dignité de tout homme et de toute femme
comme créature de Dieu impliquent quelles que soient nos orientations et nos
conceptions du monde, notre vigilance, notre prière et notre action personnelle
et communautaire. La solidarité, la proximité des souffrants et des suppliciés
est au cœur de l’Evangile, elle culmine dans la mort concrète et solidaire de
Jésus.
Le deuxième niveau :
Dieu n’est l’auteur ni de la violence ni de la souffrance ; nous avons à
annoncer diffuser et promouvoir me semble t-il cette conviction ; alors
qui ? La nature dans son autonomie et ses lois spécifiques en est parfois
la source et la manifestation je pense en particulier aux maladies comme
aux cataclysmes ; mais surtout les humains ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui en
sont les auteurs les responsables conscients et inconscients dans leur liberté,
leur désir de toute puissance à faible ou grande échelle. Seuls les humains
sont capables du meilleur comme du pire ; bien sûr comme nous le voyons
souvent la tentation est grande de rejeter et de faire assumer par d’autres et
sur d’autres y compris par Dieu et sur Dieu, leurs propres réalisations et
désirs comme pour mieux s’en extraire. Dieu ou les autres sont ici encore des
boucs émissaires faciles et manipulables.
Le troisième niveau est
sans doute pour nous aujourd’hui le plus important et le plus décisif pour
notre vie personnelle. La croix de Jésus celle folie pour les juifs et les
grecs dira Paul, ce supplice et cette injustice partagés par beaucoup est un
renversement complet un réel bouleversement des fantasmes religieux des hommes.
La croix de Jésus est un basculement et un point d’achoppement pour quiconque
croit. Sauve-nous nous aussi de croire que tout est statique et que le destin
se déroule imperturbablement et que Dieu en serait le maître.
Ici et à ce niveau, Dieu lui-même
ne laisse pas tout s’écouler sans rien faire, sans rien dire. Seulement il ne
répond pas à nos désirs et à nos conceptions et à notre volonté. Il est le lien
dynamique entre toutes les réalités et les entités qui nous constituent et qui
nous animent. Dieu ne regarde pas le monde et les humains du haut d’un trône
inaccessible, ils s’est approché de chacune et de chacun dans une proximité
bouleversante, mystérieuse et inattendue. Lui que nous imaginons lointain il se
révèle proche, lui le roi dans notre langage il se fait serviteur, lui le
recours dans notre faiblesse et nos misères il vient les habiter, lui que nous
voulons tout puissant il se dévêt de sa toute puissance pour devenir dans sa
faiblesse une source inépuisable de créativité pour que nous puissions vivre
notre faiblesse ; il est celui qui nous aide à combattre cette violence en
nous , il est avec nous le courage d’affronter les rigueurs de la nature et
notre propre folie ; il est celui qui nous donne même petitement la force
de créer et d’inventer ce qui est beau et bon. Il est l’associé de l’aventure
humaine là où nous ne l’attendions pas.
Ainsi Dieu n’est plus et n’est pas une mécanique insensible et
programmée, il accepte et nous faisons ainsi un pas supplémentaire, il accepte
d’être transformée par nos réalités. L’Evangile d’aujourd’hui réside en
ceci : Dieu est sensible. Notre prière, notre vie nos actions atteignent
sa sensibilité. Ce qui change nos envies à son égard c’est qu’il change,
c’est qu’il n’est pas figé dans une identité statique et immobile. S’il est
celui qui permet une nouveauté, il est lui-même renouvelé, modifié, transformé.
S’il rend ce qui est possible il est lui-même une possibilité. Un théologien
(J. Cobb) écrit ceci : « Si Dieu nous aime il est forcément affecté
par ce que nous ressentons et endurons ».
La croix de Jésus change notre
relation avec Dieu elle contrarie aussi le plan de Dieu elle ne le laisse pas
insensible elle agit sur Dieu lui-même !
Autrement dit, Dieu ne peut pas
tout il doit composer avec la réalité pour mieux la parcourir et la transformer
à sa manière à lui. Il doit composer et peut être mis en en défaut et en échec
momentanément ; la croix de Jésus contredit ce que Dieu désire ; la
relation n’est pas interrompue elle ne se passe pas comme prévu.
Ce Dieu en relation est donc un
Dieu qui a besoin de nous, il a besoin que nous nous laissions convaincre par
lui et que nous laissions saisir par sa puissance de créativité. Si Dieu agit
dans le monde le monde agit aussi sur Dieu dans lequel il se réalise. Dieu est
ému devant ses croix dressées. Il entend la conversation surréaliste des trois
suppliciés, il agira plus rapidement que prévu, la résurrection ce ne sera pas
pour Jésus à la fin des temps comme tous pouvaient le penser mais le troisième
jour qui dynamisera la réalité de Jésus lui-même et des croyants à venir.
Sauve-nous de croire que tout est
toujours prévu et que rien ne change. Le Dieu de Jésus Christ sur la croix est
en train de briser l’équilibre du destin, il récuse toute forme d’immobilisme.
Lui répondre « signifie oublier la sécurité de ses habitudes, de ses
coutumes, voire de ses croyances » pour vivre une nouveauté. La foi cette
relation à Dieu n’est pas une relation abstraite elle nous inscrit dans un
processus de renouvellement existentiel toujours à reprendre à ré-entreprendre
qui nous rend autre et qui nous rend aux autres comme le fit Jésus même sur une
croix.
Même dans une crèche s’opère ce
processus dynamique et troublant ; ce n’était pas une erreur complète de
nous faire lire ce matin ce texte de la croix de Jésus. La foi de Noël, celle
de la passion comme celle de la résurrection nous entraîne vers Dieu qui s’est
approché au point d’en être ému et transformé.
Que cette émotion et cette
transformation divines nous accompagnent sur nos routes dans nos vies dans
notre foi et nous, à notre tour, émus et transformés pour rencontrer les autres
pour rencontrer ce Dieu si étonnant.
Merci Bernard pour cette belle méditation de l'Avent
RépondreSupprimerBravo pour ces belles crèches !
Amitiés